sheng : « Je ne me sentais pas représentée »

  • Propos recueillis par Chaïmaa Alioui
  • Date

Être ou ne pas être, telle est la question. Mais Sheng a pris sa décision. Pour son premier album J’SUIS PAS CELLE 非你所想, l’artiste écrit ses 14 titres comme des confessions d’un journal intime. Celle qui alterne des sonorités hyperpop, rock, rap et pop fait tomber le masque. Sheng continue de puiser ses inspirations dans sa double culture franco-chinoise tout en s’inscrivant fièrement dans une représentation queer. Un ensemble détonnant qu’elle prend plaisir à partager sur scène.

Nous sommes quelques jours après ta date à la Maroquinerie le 16 mars, comment ça s’est passé ?

C’était trop bien. À la base, je n’aimais pas la partie live. Et depuis un an, je ressens une amélioration. Quand j’ai été sélectionnée par le tremplin Buzz Booster, on a eu le droit à deux jours de coaching scénique qui m’ont vraiment aidée. La Maroquinerie était ma deuxième date solo sold out, et je l’ai abordée sereinement, même si je m’étais mise une pression pour ne pas décevoir mon public. Finalement, ça a été un échange bienveillant et généreux.

Tu as sorti ton premier album J’SUIS PAS CELLE 非你所想. Comment t’es-tu lancée dans sa réalisation ?

Tu vois, dans les films policiers, les tableaux avec des fils partout ? J’ai fait pareil. Au départ, j’avais un projet hyper précis en tête ! Mais, quand j’ai essayé, ça a été horrible. J’ai eu une grosse phase de remise en question. Les premiers sons n’étaient pas dingues et mes proches trouvaient aussi qu’ils manquaient un truc. J’ai réalisé que le plan que je m’étais fixé collait trop à un concept et que je ne parlais pas de ce que je ressentais. Ça m’a fait perdre le plaisir de faire du son. Je suis retournée au studio pour retrouver de la spontanéité, on a fait des séminaires et ça s’est débloqué !

Photographie de l'artiste sheng avec une tronçonneuse

© Augustin JSM

Comme sur les précédents projets, tu mets en avant ta double culture franco-chinoise. Pourquoi est-ce important pour toi ?

Dans cet album, je la mets un peu moins en avant. Depuis le deuxième EP, je sentais que j’utilisais le mandarin pour évoquer des sujets que je ne voulais pas assumer. Comme pour fuir. Quand tu regardes la traduction de mes textes, ce sont des thèmes difficiles à aborder pour moi. Or, pour faire de la musique, il faut accepter d’être totalement vulnérable, et aux yeux de tout le monde. Cela dit, j’aime toujours autant cette langue. Le mandarin est très chanté, ce qui le rend intéressant musicalement. C’est une langue à ton. La prononciation d’un mot peut changer sa signification. Donc le mandarin influence aussi mes toplines dans un morceau.  

La culture chinoise a-t-elle participé à ton envie de faire de la musique ? 

J’ai peu baigné dans le son. Mais, quand je l’ai été, il y avait souvent un rapport avec la Chine. Là-bas, la sociabilité tourne beaucoup autour de la musique. Quand j’étais jeune, ma mère n’en écoutait pas souvent, mais il y a des classiques intergénérationnels de la chanson chinoise qu’elle mettait dans les moments importants de la vie. Je sentais que c’était sa manière de se reconnecter au pays. Ce sont des influences qui m’ont touchée et qui se retrouvent dans ma musique.

Dans le rap, on a souvent entendu des textes sur les relations père-fils et mère-fils mais très peu mère-fille comme tu le fais sur « TOI + MOI 你+我 ». Qu’as-tu voulu raconter ?

« TOI + MOI 你+我 » est le dernier morceau que j’ai fait. Je voulais faire ce titre depuis longtemps. Quand j’ai écouté la prod, j’ai senti que c’était le moment. J’ai écrit le texte rapidement, mais paradoxalement, je sentais aussi que je pesais le poids de chaque mot. Pour la petite anecdote, ma mère ne parle pas super bien français, donc j’ai essayé d’utiliser des mots simples pour qu’elle puisse comprendre ce titre. À la Boule Noire, elle l’a entendu pour la première fois. J’ai été très émue en l’interprétant sur scène. En la retrouvant après le concert, elle avait les larmes aux yeux et je lui ai demandé « Ça va ? Je ne t’ai pas fait de mal ? » En fait, elle n’avait pas du tout compris [rires] ! Mais, il y a une semaine, on s’est posé et on a traduit les phrases en mandarin. Elle a kiffé !

Tu es aussi libanaise, est-ce que tu aimerais te pencher sur ces racines dans un prochain projet ?    

J’en parle moins parce que j’ai moins grandi avec. Je ne me sentirai pas à l’aise de me revendiquer d’une culture que je ne connais pas très bien. Mais j’aimerais bien aller au Liban, même si, pour l’instant, avec la situation politique, ce n’est pas le moment. Je veux apprendre à connaître ma famille et en savoir plus sur son histoire.

Photographie de l'artiste sheng à genoux

© Augustin JSM

Dans ta musique, il y a toute une réflexion autour de la représentation. Est-ce que c’est quelque chose qui t’a manqué ?

Quand j’ai commencé à écouter de la musique, je ne me sentais pas vraiment représentée. Récemment, j’ai été à la conférence d’une chercheuse qui présentait son livre sur le racisme anti-asiatique. Il y a un vide en matière de représentation asiatique dans le cinéma, les livres et la musique. On a grandi sans acteur ni chanteur à part ceux qui font des trucs très clichés. Alors, quand des personnes sont heureuses d’avoir pu chanter en mandarin pendant mes concerts, ça me fait trop plaisir. Je ne prétends pas non plus être le porte-drapeau de quoi que ce soit. Mais si ça permet à des personnes de se sentir représentées, c’est trop cool. 

Avec le titre de l’album, on comprend que tu veux être désormais sans concession par rapport à ce que tu es... 

Dans le dernier EP, j’ai beaucoup été dans des postures et des personnages. Je ne m’assumais pas à 100 % et c’était une manière de me protéger. J’ai appelé ce projet J’SUIS PAS CELLE 非你所想 parce que j’ai longtemps pensé qu’il fallait que je corresponde à l’image d’une artiste sûre d’elle et mystérieuse. Sinon, personne n’allait écouter. Sauf que, comme tout le monde, je suis quelqu’un avec beaucoup de facettes. Cet album est aussi une façon d’extérioriser mes propres expériences en espérant soulager d’autres personnes et dédramatiser leur peine. Après la sortie, j’ai reçu beaucoup de messages de la part de meufs qui m’ont parlé de leurs relations. Elles ont été maltraitées par leur partenaire ou ont ressenti qu’elles ne suffisaient pas. J’aime bien l’idée de transformer cette tristesse sur des prods joyeuses. Ça permet de passer à autre chose. 

Dans ta musique, on t’entend kicker sur « CROCS & CRITÈRES 狼牙特质 » mais aussi chanter sur des sonorités hyperpop, rock et pop. Pourquoi cette diversité ?

Je ne ressens pas de plaisir quand je me cantonne à un seul style. Cette diversité est aussi le reflet de ce que j’écoute et de ma volonté de ne pas être redondante. Toucher à plein de choses me permet de rester connectée à un truc plus fun. C’est l’essence même de ma musique.

Photographie de l'artiste sheng avec une tronçonneuse

© Augustin JSM

Dans J’SUIS PAS CELLE 非你所想, tu assumes ta bisexualité dans tes textes et tes clips. Pourquoi le faire sur cet album ? 

Il y a un côté un peu journal intime. Pour la première fois, j’ai accepté le fait que les gens écoutent vraiment ma musique. J’étais plus en paix dans ma vulnérabilité et dans le fait de parler de sujets que je n’évoque pas avec mes parents. Donc, j’ai parlé très naturellement de ma bisexualité. Quand je parlais d’amour, je pensais aussi aux femmes. Si je n’en parlais pas, ça n’aurait pas été sincère. 

As-tu ressenti une appréhension avant de le faire ? 

Au début, oui. Je crois que « KIT-KAT 奇巧 » a été le premier son où je parlais d’une meuf. Mais, j’ai tellement aimé le titre que les appréhensions n’ont pas duré. Et, j’ai reçu des retours assez mimi. Après le concert, des personnes queer sont venues me dire que ça leur faisait plaisir de se sentir représentées et d’entendre une meuf qui parle de meufs. J’ai aussi reçu des messages de personnes qui ne comprenaient pas si j’aimais les garçons ou les filles. S’il y a des gens que ça gêne, tant pis. 

Aux États-Unis, la bisexualité est assumée chez plusieurs artistes : Tyler, The Creator, Doechii, Megan Thee Stallion, Frank Ocean... Est-ce que ce sont des artistes qui ont pu t’inspirer à faire de même ? 

Oui. En France, il y a assez peu de représentations de personnes bi. Mais il y a de plus en plus d’artistes queer qui en parlent de manière décomplexée. J’ai hâte du jour où ce sera un non-sujet. 

Tu as conscience de participer à la création d’une représentation queer dans le rap francophone ?

Je n’en avais pas conscience jusqu’à l’arrivée des concerts et des échanges avec le public. Quand je pense à la petite Sheng, elle aurait aimé avoir ce type de représentation. Juste avant la sortie du projet, j’ai fait mon coming-out à mes parents. Ma mère n’était pas au courant que c’était possible d’avoir des relations entre femmes. Si on avait grandi avec plus de représentations, ça aurait été des choses plus évidentes, même pour nos parents. C’est un travail de longue haleine. J’allais dire qu’on est sur la bonne voie mais je n’en suis plus sûre vu le contexte politique aujourd’hui [rires] !

Photographie de l'artiste sheng à genoux

© Augustin JSM

Il n’y a pas de featurings sur l’album. C’était une volonté ?

J’avais quelques featurings enregistrés mais ça ne collait pas forcément avec l’album. Et puis, je n’ose pas demander aux artistes d’aller au studio. J’ai encore un peu un syndrome de l’imposteur mais je travaille dessus pour être de plus en plus décomplexée et confiante. Il y aura des collaborations à venir, même si je ne peux pas en dire plus.

Après un album et deux dates parisiennes, quelle est la suite pour toi ? 

On va bientôt annoncer une petite tournée à la rentrée. Je continue de défendre le projet et on va clipper quelques sons de l’album. Je suis en période de transition, j’ai aussi envie de retourner en studio parce que ça me manque. On est en train de travailler pour potentiellement sortir des morceaux en Chine. C’est un écosystème totalement différent parce qu’il n’y a pas Spotify, Deezer, Google ou Instagram. Mais j’essaie aussi de prendre du temps, d’être fière et reconnaissante de ce qu’il s’est passé ces derniers mois. 

Un mot de la fin ?

Venez me voir en tournée, écoutez le projet et lisez Mosaïque !

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