Réforme des retraites : neuf rappeur·se·s prennent la parole

  • Propos recueillis par Victor Fièvre et Thibaud Hue
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Depuis plusieurs semaines, de nombreux.ses Français·ses se mobilisent dans la rue contre la réforme des retraites, prévue pour retarder l’âge de départ à la retraite à 64 ans. Le jeudi 16 mars, Emmanuel Macron et Élisabeth Borne ont choisi de faire passer cette réforme contestée en actionnant l’article 49.3 de la Constitution, leur permettant de faire valider le texte sans le vote des député·e·s de l’Assemblée nationale. Ce passage en force a fait réagir la France entière dont le monde du rap. Depuis deux semaines, Mosaïque récolte la parole de plusieurs rappeurs et rappeuses soucieux·ses de s’exprimer sur cette réforme, le 49.3, ou encore les violences policières lors des manifestations.

EDGE : « ON EST À DEUX DOIGTS DE LA DICTATURE »

« Ce qui me scandalise, c’est le dédain que le monde politique peut avoir envers nous. Quand je dis nous, je parle de la classe populaire, je parle des ouvriers, des gens qui galèrent. Ils sont en train d’accentuer un écart social qui est déjà assez grand comme ça. Je trouve ça terriblement triste. À partir du moment où ton peuple te dit qu’il n’est pas d’accord avec quelque chose mais que tu lui imposes par la force, c’est qu’il y a un problème. C’est un grand mot, mais on est à deux doigts de la dictature.

C’est affligeant de se dire que beaucoup de gens passent déjà assez de temps à se casser le dos en allant au travail pour le faire durer encore plus longtemps. Je parlais avec un ami qui m’expliquait qu’avec la réforme, sa mère va devoir travailler un an et demi de plus. C’est pas la première fois que l’âge de la retraite est reculé mais à ce rythme-là, on va arriver à 70 ans pour, en plus, gagner une retraite ridicule. C’est terrible de se dire ça. C’est une réforme injuste et méprisante. Moi, je vais aller manifester, faire acte de présence même si je suis défaitiste. Il faut montrer son mécontentement et pas simplement subir les choses. Aujourd’hui, je ne m’exprime pas en tant qu’artiste, je parle en tant qu’humain. J’ai de la compassion, ça me touche particulièrement. Je pense qu’on devrait tous en parler. »

THEODORA : « UN RÉFORME INJUSTE POUR LES FEMMES »

« Ce qui me scandalise le plus, c’est cette volonté d’imposer. Il y a des manifestants de toutes les tranches d’âge, de toutes les communautés, c’est une vraie révolte. Ils ont le droit d’utiliser le 49.3, c’est légal, mais dans la forme c’est une insulte à notre schéma social et solidaire français. C’est un manquement au système démocratique.

La réforme est particulièrement injuste pour les femmes qui travaillent déjà plus longtemps que les hommes. Ma mère a eu cinq enfants, elle a dû faire des pauses dans sa carrière et n’a pas beaucoup travaillé, alors cette réforme va la bouffer. D’autant plus que mes parents qui sont arrivés en Europe en tant que réfugiés ont commencé à travailler tard. Mon père a démarré à 42 ans et il travaille comme un fou pour rattraper comme il peut sa retraite. Il a déjà fait un mini AVC et n’a même pas un métier pénible ! 

Pour certaines professions, ça sera terrible et beaucoup ne tiendront pas le coup. C’est fou que l’on prenne exemple sur d’autres pays, avec un âge de départ plus avancé, alors qu’on voit bien que les personnes âgées y vivent dans des conditions parfois encore plus précaires que chez nous. Les gens qui prennent ces mesures-là ne comprennent rien. On est des millions dans les rues et la réponse à ça c’est de la violence policière et de l’arrogance. Il n’y a même pas de réelle contrepartie. Une semaine de quatre jours au moins ? Rien. »

Photographie d'une manifestante devant un feu de poubelle lors d'une manifestation contre la réforme des retraites à Paris

Manifestation du 23 mars à Paris. © Emma Birski

DJADO MADO : « Il faut se révolter »

« La réforme demande aux gens de travailler toujours plus. Moi, je pense à mes parents, ma famille, mes oncles… Je ne crois pas qu’ils auront la force de travailler jusqu’à 64 ans. Je pense à moi aussi. À côté du rap, je travaille et je n’ai pas pu aller manifester parce que c’est galère pour moi de faire grève car je ne suis pas syndiqué. Après, quand t’es noir ou arabe, t’as toujours plus de chance de te faire casser la gueule donc il y a aussi cette crainte. Beaucoup découvrent la réalité des violences policières parce qu’ils ne l’ont jamais vécu. À 14 ans déjà, je me suis fait contrôler, on m’a traité de "macaque".

Pour faire entendre ses droits, il faut toujours se révolter. Le peuple n’a pas le choix. Il faut passer par la rue. De toute façon, je serai toujours du côté des opprimés. C’est aux gens comme nous, aux gens comme vous les médias, aux gens engagés de faire en sorte que ce message soit diffusé. L’art est un moyen de garder une trace de cette période, un moyen aussi d’éduquer les gens. La situation actuelle en France est désolante mais je garde espoir. Si la justice des hommes ne fait pas le boulot, il y a une justice divine. Tant qu’il a de la vie, il y a de l’espoir. »

Photographie d'une pancarte de manifestant lors d'une manifestation contre la réforme des retraites à Paris

Manifestation du 23 mars à Paris. © Emma Birski

GEN : « J’AIMERAIS FAIRE UN CONCERT POUR UNE CAISSE DE GRÈVE »

« Je suis vener. On connaît tous des gens touchés. C’était la première fois que j’allais en manifestation jeudi dernier [le 23 mars]. Je suis arrivé sur le lieu du rassemblement un peu tard, vers 17 h. C’était déjà la guerre à Opéra. Et je comprends, les gens sont en colère. J’étais avec mon producteur qui, lui, est parti en garde à vue, lundi soir [le 20 mars, voir son témoignage ci-dessous]

J’ai grandi en Picardie, là où tout le monde est pauvre et finit par travailler à l’usine ou dans les vignes. Je me suis politisé par rapport à ça. Ça me paraît compliqué de faire de la musique sans en parler. Ce sont des thèmes qui reviennent déjà dans mes sons. C’est important de revendiquer en ce moment. J’aimerais bien faire un concert où les revenus seraient reversés à une caisse de grève [le collectif La Familiale organise une soirée le 9 avril dont les fonds seront reversés aux grévistes]. »

MEDBANGER : « Tout ça c’est de l’intimidation »

« Lundi dernier [le 20 mars], on était en manifestation le soir avec trois autres potes. On n’était pas en manif pour casser, juste pour gueuler et faire partie du truc. Mais on s’est fait arrêter après s’être réfugiés dans le hall d’un immeuble à la suite d’une grosse charge de CRS à Bastille. On pensait qu’on allait repartir direct, mais on a fini par être emmenés à Créteil avec l’un de mes potes. On nous avait dit qu’on verrait un OPJ [Officier de police judiciaire] pour nous dire ce qu’on nous reproche. 

D’un coup, cinq keufs sont arrivés, on s’est fait fouiller, les menottes dans le dos. Ils nous ont dit : "C’est bon vous avez vu l’OPJ, vous êtes en garde à vue. Vous avez refusé l’avocat, vous avez refusé de parler à vos proches." Et il a sorti un papier qui disait qu’on avait tout refusé. Alors que c’était faux, on n’avait vu personne. On a été mis dans un camion, dans des cages, dans le noir. Là on a eu peur, on se sentait un peu comme des terroristes.

On a cru que c’était une erreur judiciaire et qu’ils avaient confondu avec d’autres manifestants. Mais en fait non, c’est juste une pratique illégale mais classique. C’est seulement le lendemain midi, après une nuit à Villejuif, qu’on a enfin vu l’OPJ au commissariat du Kremlin-Bicêtre. Les charges ont été évidemment abandonnées. Le motif de notre arrestation était : "attroupement en vue de commettre des dégradations". Ça ne se base sur aucun fait. C’est juste un moyen d’arrêter des gamins dans la rue et faire du chiffre [ce soir-là, 234 personnes ont été arrêtées à Paris]. Je suis retourné en manif le lendemain. Tout ça, c’est juste de l’intimidation. »

Photographie d'une rangée de CRS lors d'une manifestation contre la réforme des retraites à Paris

Manifestation du 22 février à Paris. © Minkoff / Shutterstock

NAYRA : « J’espère qu’on ne va pas se laisser marcher dessus »

« Je suis épuisée et en même temps contente que cette protestation mette en lumière des enjeux qui existent depuis longtemps. Ça fait des lustres qu’on parle des violences policières [Nayra l’évoque dans son morceau "Toctoc"], mais on nous disait : "Oui, mais vous êtes des noirs et des arabes." Avec les gilets jaunes, les gens avaient commencé à se rendre compte de ça. C’est systémique.

La manière dont la police parle dans les vidéos de manifs qu’on peut voir tourner sur twitter, ça ne me choque pas. J’ai toujours vécu ça et encore, là c’est soft parce qu’il y a un contexte de provocation. En banlieue, la police peut te casser les couilles juste quand tu es tranquillement dans la rue.

Je n’ai pas pu aller en manifestation car je travaille et que j’ai un loyer à payer. C’est ultra frustrant. Chez moi, je fais des pancartes avec des punchlines de mes sons que je mets à la fenêtre. Parfois, je peux sortir avec une pancarte dans la rue, même s’il n’y a pas de manifestation. J’espère juste que ça va enfin bouger et qu’on ne va pas se laisser marcher dessus. En tant que femme et banlieusarde qui a grandi à Saint-Denis, j’ai vu les conséquences directes des choix du gouvernement. Ça se ressent tout de suite chez les marginalisés. »

Photographie d'une pancarte de manifestant lors d'une manifestation contre la réforme des retraites à Paris

Manifestation du 23 mars à Paris. © Emma Birski

SAKO DE CHIENS DE PAILLE : « UN PEUPLE QUI SE RÉVEILLE »

« Cette réforme agit comme un catalyseur. C’est le déclencheur d’une somme de maltraitances que le gouvernement fait subir au peuple français. Ils gouvernent avec le 49.3 et à coups de mensonges. Je suis très en colère et je comprends la révolte. Je pense que c’est volontaire de la part de Macron de mettre de l’huile sur le feu. Il persévère pour créer le chaos.

Il est en train de resserrer la vis pour imposer un système encore plus liberticide. J’ai voulu emmener ma fille ainée de 11 ans en manifestation mais je me suis ravisé. Dans le son "Prophétie", je dis : "Ils tirent sur nos enfants". Je le dis au sens des enfants de la patrie. Je suis content de voir des images de pompiers qui rejoignent la mobilisation, ça donne de l’espoir. Je garde foi dans le peuple. On est un pays de révolutionnaires. À l’étranger, on donne l’image d’un peuple qui se réveille. »

CHANJE : « FIERS DE NOTRE FRANCE, PAS FIERS DE LA LEUR »

« Comme la plupart des gens, je vis mal la période. C’est le fruit d’un manque d’écoute et de considération de la part du pouvoir. Le peuple n’est pas respecté. Il y a une impunité totale au niveau des violences policières, avec un ministre qui nous ment. Chez moi, il y a un petit de 14 ans qui s’est pris un coup de flash-ball dans le dos. C’est le quotidien de plein de gens en quartier.

Je ne prends pas vraiment la parole sur la politique sauf quand ça me tient vraiment à cœur, comme là. Je ne fais pas un art très politisé mais ça m’inspire des phases. Ce n’est pas mon métier de parler de politique, moi je suis un troubadour, je suis là pour divertir. Mais ce n’est pas se mouiller de dire que cette réforme pue la merde. Je serais carrément chaud de faire un concert pour une caisse de grève. Ça aurait du sens, si je peux aider les gens. Force à nos grévistes, on est ensemble. On est fiers de notre France, on est pas fiers de la leur. »

Photographie d'une pompier devant un feu de poubelle lors d'une manifestation contre la réforme des retraites à Paris

Manifestation du 23 mars à Paris. © Emma Birski

SAM’S : « ENLEVER CETTE RÉFORME PAR SOLIDARITÉ »

« La réforme des retraites est relou pour tous les Français, donc je ne pouvais pas ne pas réagir. Même si on est des rappeurs, autour de nous, des gens vont subir. Ça touche tout le monde. Et le gouvernement n’en a rien à foutre. J’ai réagi sur Twitter à la vidéo de l’émission de Pascal Praud où il se demande : "Où sont les Français issus de l’immigration dans les manifestations ?" Comme si on était de la chair à canon, en mode tirailleurs sénégalais. 

Premièrement, si les gens des banlieues ne sont pas dans les manifs c’est parce que s’ils ratent un jour de travail, pour eux c’est mort. Deuxièmement, dans les banlieues, on pense que le système est foutu pour nous. Cette réforme pénalise beaucoup de personnes, il faut l’enlever, par solidarité. En attendant, pour moi, le problème est plus profond. En politique, je suis un peu fataliste. C’est difficile de trouver quelqu’un qui nous représente. Ce sont des gens qui ont fait l’ENA, qui sont dans des magouilles et des enjeux qui nous dépassent.

Malheureusement, je pense que ça va brûler un peu, et puis ça va passer. Normalement, avec la réforme des retraites, ça devrait partir en couilles pour de bon. Et on doit se demander où est vraiment le problème ? Pourquoi il y a des blocages ? À cause de qui ? L’Élysée, Matignon… »

Jeudi 6 avril marque la onzième journée de mobilisation en France contre la réforme des retraites. Une nouvelle journée de mobilisation est prévue le 13 avril. Si vous en avez les moyens, les grévistes ont mis à disposition une caisse de solidarité pour les soutenir financièrement et leur permettre de continuer leurs actions. L’argent récolté par la Confédération Générale du Travail leur sera entièrement reversé avec une redistribution transparente entre les divers secteurs professionnels concernés.

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