La dernière fois que l’on t’a croisé, tu nous avais confié ne pas être à l’aise face caméra. Les interviews, ce n’est pas ton truc ?
Ce n’est pas facile pour moi, car dans la vraie vie, je suis quelqu’un de réservé. Quand je ne connais pas les gens, je ne parle pas. Mais je travaille là-dessus, ça permet aux gens de mieux me comprendre. Je sépare quand même le travail et ma vie personnelle, et je continuerai si un jour ça pète de fou pour moi. Dans le privé je suis tranquille, chez moi, avec ma meuf.
Si tu pouvais choisir, qu’est-ce que tu aimerais que l’on dise de toi ?
Qu’on parle de moi comme quelqu’un de droit, de sérieux, de concentré. Quand je fais quelque chose, je me donne à fond. Et on ne dirait pas comme ça, mais malgré les sapes de luxe, je tiens à être humble. Je ne ferai jamais le crâneur grâce au petit statut que j’ai.
Sans le rap, que serais-tu devenu aujourd’hui ?
J’aurais monté un business, avec mes moyens, parce que je ne viens pas d’un milieu riche. Depuis que je suis petit, je fais de l’argent. Au collège, puis au lycée, je faisais du resell Vinted avant que ça soit courant. J’allais en friperie pour acheter des sapes et je les revendais plus chères sur l’application. Il y avait même un grand de chez moi qui m’avait fait un compte Uber Eats pour être livreur. C’est bâtard comme métier, les gens te traitent vraiment comme de la merde. Puis, je suis parti dans d’autres trucs. Allez écouter le projet pour savoir [rires].
Ce côté businessman te suit encore dans la musique ?
Je mets beaucoup le hustle en avant dans mes sons. Il faut faire ses sous, rester concentré sur ça. Quand tu fais de la musique, c’est comme si tu avais une marque de t-shirts que tu vends. Là, je vends de la musique.

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On dit que tu viens de Lille. Tu y as passé toute ta vie ?
Je suis né à Lille puis j’ai habité à Naples pendant six ou sept ans. Mon daron, qui a des origines italiennes, avait trouvé un travail là-bas donc on l’a suivi. J’ai grandi dans cette culture. J’écoutais de la musique italienne, je mangeais italien, mes parents parlaient italien, j’étais à l’école italienne... J’ai kiffé, mais c’est le bordel, cette ville. Naples, ça me fait beaucoup penser à Marseille, en pire. Ensuite, j’ai toujours vécu dans Lille, Porte des Postes, dans le quartier de Wazemmes. Ma mère vient de là-bas. Aujourd’hui, j’ai mon appartement à Paris.
À quoi ressemblait ta vie de collégien et de lycéen ?
Je fuyais, je passais par la grille. J’ai fait au moins quatre lycées différents, à un moment je n’étais même plus inscrit dans aucun. J’ai fini dans un lycée à Saint-Luc, en Belgique, en option photo, et j’y suis resté deux semaines. Mon daron pétait un câble. La seule solution, c’était le CNED [Centre national d’éducation à distance], en bac STMG. Ma mère est prof’ de français, elle m’a aidé. À l’école, on ne te pousse qu’au salariat et pas vers les métiers passion ou les bac pro qui sont rabaissés. La STMG était vue comme une punition alors que tu y apprends plein de choses concrètes.
Pourquoi avoir déménagé à Paris ?
Tu es obligé d’aller à Paris quand tu rappes, tous les artistes te le diront. Il y a tout ici. Avec mes gars 2C, Tali et Dafliky, on était vraiment dans notre bulle de matrixés des US à Lille, ce qui a pu être une force. Au moins, personne ne pouvait nous influencer parce qu’il n’y avait pas de rappeur comme nous dans la ville. Quand je suis arrivé à Paris, la bulle s’est percée. La première personne avec qui je me suis branché, c'est Zequin.
Dans les crédits de tes premiers sons sur les plateformes, on voit ton nom en compositeur. Tu faisais tes prods au début ?
Non du tout, j’ai essayé mais ça n’est pas pour moi [rires]. Je laisse ça à Binks Beatz. Je ne touche pas aux machines mais avec lui, on marche à deux. Je lui donne des inspirations, des idées. Par contre, je m’enregistre moi-même et je mixe mes voix, encore aujourd’hui. Toutes mes maquettes sont réalisées dans mon petit home studio. Je bosse sur un vieil ordi avec un logiciel cracké, tout est fait à l’oreille avec des plug-in de base.

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Ton premier fait d’armes est le titre « Trapalot » avec Dafliky. Comment l’expliques-tu ?
On savait que ça allait faire un peu de bruit parce que les extraits tournaient bien sur les réseaux avant qu’on sorte le son. Les gens l'attendaient, ça n’arrivait pas souvent. À ce moment-là, il y avait un créneau à prendre parce qu’il n’y avait plus de trap à la Leto, XVBARBAR… Il n’y avait plus que de la drill ou des sons mélo. On savait qu’on ramenait un truc. J’étais content, ça m’a prouvé que je pouvais faire quelque chose. Je garde un très bon souvenir de cette période.
Penses-tu que c’est ce morceau qui a redonné envie au rap underground d’aller vers cette esthétique purement trap, à l’américaine ?
Ce sont des inspirations qui ont toujours existé, je ne peux pas m’autoproclamer comme ayant ramené quelque chose. Mais quand tu prends du recul, c’est vrai que personne ne proposait ça. Les gens ne comprenaient pas les jeans skinny et les t-shirts blancs, alors que c’est banal pour la trap des USA. On se faisait tailler pour notre coupe taper alors qu’aujourd’hui, c’est normal. Maintenant, la mode c’est de faire de la trap type USA 2015 mais réinventée, c’est bien de fou.
Selon toi, pourquoi est-ce que ça marche en ce moment ?
Le rap vient des États-Unis, donc c’est normal que l’on s’inspire de là-bas. La drill a déréglé la chose, tout le monde était en mode Londres avec les masques, les gants etc. Depuis que la drill a perdu en popularité, la trap est revenue. Il n’y a pas beaucoup de sous-genres dans la drill, là où tu peux beaucoup varier les flows trap. La rythmique est aussi plus facile à écouter, elle prend moins le crâne.

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Quelle est ton histoire avec Dafliky ?
On est amis d’enfance, depuis le collège. C’est mon meilleur pote, il est fou, un vrai personnage et il me fait rire tout le temps. Artistiquement, il a un vrai talent qu’il éparpille parfois un peu trop.
Tu parlais aussi de 2C, qui est-il pour toi ?
Je connais 2C depuis la primaire, c’est mon gars. Sto est son grand frère, il nous a beaucoup motivé à se lancer et nous a conseillés. Il nous invitait tout le temps à performer avec lui, même si c’était dans des petits bars de merde.
On vous voit souvent apparaître ensemble, comment a été créé ce « collectif » ?
De base, on avait un petit collectif avec YT et Ahi, deux de mes meilleurs potes du collège, qui sont devenus Kubrik [duo de réalisateurs de clips pour gapman, Skefre, Freeze Corleone…]. À l’époque, ils ont eu la vision de créer le label North Side. On avait une page Insta, mais on ne voulait pas officiellement devenir un collectif en mode 667 ou Lyonzon, par exemple.
D’où te vient cette fascination pour les États-Unis ?
Même très jeune, instinctivement, j’écoutais plus de rap américain que français. Les Américains varient plus, je préfère leurs flows. Mon daron m’avait acheté un album de Eminem et Or noir de Kaaris. Ensuite, je me suis bien pris La Fouine, Wiz Khalifa, Lil Wayne, Gucci Mane ou XXXTentacion au collège. Future m’a vraiment choqué. Il a amené la trap à un stade que personne n’a atteint. Il le fait avec sa manière d’écrire, de rapper, de chanter et il est très polyvalent. J’aime comment les gens vivent la musique là-bas, de manière authentique, car le rap est culturel chez eux. C’est normal qu’ils soient plus chauds que nous. Mais je n’aimerais pas vivre aux États-Unis. Politiquement c’est chiant, ils n’ont pas de carte vitale, tout est cher…
Ton goût pour la culture américaine vient également d’une certaine passion pour le skateboard quand tu étais jeune. Raconte-nous.
Elle est venue avec des Lil Wayne, Wiz Khalifa, Rich the Kid… C’était à la mode de fou aux US et c’est arrivé en France quand j’étais au collège. Quand je voyais Shoreline Mafia ou des mecs de Californie faire des kickflip, j’étais trixma ! J’en faisais avec mes potes, on traînait dehors, on mettait du son, je me débrouillais pour avoir des planches gratuites, c’étaient des bons moments. Aujourd’hui, je ne suis plus dedans, mais j’aime toujours le skate. En France, les gens trouvent parfois que c’est un peu la honte d’en faire, mais les jeunes s’habillent en mode skater, l’influence est toujours là.

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Après « Trapalot » vient « 21 » en featuring avec 8ruki, ton autre succès à ce jour. Comment s’est fait ce morceau ?
Avec Ruki, on se follow depuis longtemps. Il est avant-gardiste et il donne de la force aux petits, même complètement inconnus. Il commentait des Triller que je faisais et il partageait. Binks était bien connecté avec lui donc la connexion s’est faite.
En parlant de Binks Beatz, comment votre association producteur-artiste s’est-elle nouée ?
J’étais à Bruxelles quand je lui ai envoyé un message en décembre 2022. Il m’a directement proposé une session studio et je suis descendu sur Paname. Le feeling musical est passé très vite entre nous parce que je ne trouvais pas de beatmaker branché américain à l’époque, à part à Bruxelles. Binks m’a ensuite proposé une sorte de séminaire d’une semaine pour bosser dans plusieurs studios de Paris. On a loué un AirBnb avec mes gars et on ne faisait que du son. C’était à la fin, pendant qu’on mangeait au restaurant, qu’on a décidé d’officialiser notre connexion. Il m’apporte de la rigueur et du sérieux. Il m’a appris à gérer une carrière, à comprendre ce qu’il faut faire et ne pas faire.
[Binks Beatz débarque dans la conversation]
Binks Beatz : Il y a des sessions studio où je ne parle même pas parce que gapman sait ce qu’il fait. Je le conseille sur du détail, comme une faute ou une tournure de phrase par exemple.
gapman : Avoir une mainmise sur ma musique, c’était dans les conditions dès le départ. Je suis même parfois trop impliqué. Dans les groupes WhatsApp professionnels, c’est moi qui réponds [rires].
Avec la popularité, viennent aussi les haters. Il y a récemment eu un mouvement de masse sur X, visant à discréditer ta musique ainsi que ce que tu incarnes. Comment est-ce que tu interprètes ça ?
À la base, sur X, les gens me soutenaient beaucoup. Là, ce sont des comptes assez connus sur l’application qui ont lâché de la haine en boucle. Au début ça ne marchait pas, mais ils ont tellement forcé que ça a pris. Pendant deux ou trois mois, je me suis pris une vague de haine injustifiée vraiment hardcore au point que ça a déréglé la vision des gens sur moi. C’était une mode de ne pas aimer gapman. Les sons que j’ai sorti avant Scam Industry comme « C’est la race ! », « Benjamin » avec Keeqaid ou « Bingo » sonnent aussi moins sérieux. Ça m’a ouvert à un autre public, mais je peux comprendre que l’on ait préféré Prochaine Chèvre ou qu’on ait l’impression que ça sonne un peu parodique. Scam Industry, c’est du sérieux.

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Tu disais en story que Scam Industry allait plaire aux amateur·rice·s du premier Prochaine Chèvre. Ce projet est une forme de réponse ?
C’est une petite réponse. Je veux faire comprendre aux gens que ce n’est pas parce que j’ai sorti trois sons moins dans mon délire de base que je ne fais que des sons comme ça. Les gens enferment trop facilement dans des cases, alors que ce n’est que trois titres parmi des centaines. Peut-être que j’ai fait des mauvais choix, mais les sons ont fait des stats et m’ont ramené un public.
Tu as remis en question la qualité de ta musique ?
Non. J’ai dû remettre en question une ou deux sorties où j’aurais peut-être dû moins appuyer ce côté « pas sérieux ». Aux States, Big Scarr et DaBaby, par exemple, font plein de clips un peu parodiques comme ça. C’était ce que je voulais ramener avec « Bingo », mais les gens l’ont pris au sérieux, en mode : « Wesh, il se fait menotter par un keuf, il est sérieux ou quoi ? ». Parfois, je vais trop loin. Je pensais que les gens comprendraient les références, mais pas du tout. Je suis en développement, c’est mon début de carrière, j’ai le droit de tester des choses.
Tu passes encore du temps sur X ?
Je ne suis plus trop dessus, il n’y a pas grand chose d’intéressant. Depuis qu’Elon Musk a racheté le réseau, l’apologie de la haine et la discrimination sont bien plus mis en avant. Je vois passer des trucs racistes, c’est une dinguerie.
Ton projet Scam Industry vient de sortir, qu’a-t-il de particulier ?
Il est long, varié, plus mature et plus trap que le dernier projet. Les textes sont meilleurs et plus ouverts. J’ai passé de bons moments pendant un an pour le faire et on a jeté beaucoup de sons. J’ai un peu stressé avant la sortie, je ne veux pas m’attendre à ce que ça pète pour ne pas être déçu.
Pourquoi ce titre ?
Par rapport au scam, qui fait partie de mon histoire. Et surtout pour la métaphore, braquer l’industrie. On est en indé’, on gère tout nous-même. On balance pleins de gros feats d’un coup pour tout prendre et passer un step.
As-tu pour ambition de créer des albums qui durent dans le temps ?
Sortir de la musique intemporelle est le but ultime de tous les artistes. Je rêve de devenir une référence du rap, mais c’est de plus en plus dur. La longévité des projets a baissé de ouf. Il y a quelques années les Booba, Damso et Hamza sortaient un album par an voire un tous les deux ans et les albums vivaient encore après. Il y a beaucoup d’artistes aujourd’hui et on pourrait croire que c’est une mode de faire du son. N’importe quel groupe de potes a son rappeur. C’est à l’américaine, l’accès au rap est devenu trop facile. Même TikTok a déréglé l’industrie, donc on doit s’adapter. C’est bien parce que ça met en avant des talents qui ne seraient jamais sortis du lot, mais ça place aussi des artistes sur un piédestal après deux ou trois sons, alors qu’ils n’ont pas de vision long terme.

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L'objectif du projet est de toucher le mainstream et le grand public ?
Le but est que tout le monde se prenne le délire que j’amène. Je sais que ça n’est pas toujours vraiment accessible, mais je m’ouvre plus dans ce projet, avec des sons comme « Probation » ou « Encore et encore ». J’ai fait le choix de ramener des feats différents aussi, je pense que ça aidera les gens à m’intégrer dans quelque chose de plus grand public.
Tu ramènes d’ailleurs Zed sur « Beurre », comment ça s’est fait ?
On s’est croisé dans un hôtel à l’occasion du festival SOS Méditerranée où Zamdane nous avait invités. Comme il est branché avec Binks Beatz, et qu’il aimait bien ce que je faisais, on a proposé une session studio. Ce feat me fait plaisir de fou, il y a un an je ne l’aurais pas cru, et maintenant non plus. Zed a marqué le rap français. En plus, on n’avait pas beaucoup de feats trap sur le projet, c’était parfait. On a fait un premier son autotuné, on le trouvait trop chaud, puis il est sorti de la cabine d’enregistrement et il a dit : « Vas-y, viens on fait de la trap [rires] ». Il m’a choqué quand il a posé son couplet, il est trop fort.
Il y a aussi J9ueve sur le projet, que tu connais depuis longtemps. Pourquoi maintenant ?
On a quatre sons ensemble qui ne sont jamais sortis. L’un d’eux aurait pu sortir sur Prochaine Chèvre 2, mais on a voulu le garder pour plus tard. De base, on était partis sur des sons trap à la Lil Gotit, mais je voulais un son qui diffère du reste du projet. Hoffman a tout composé sur place, on était avec des potes et on a posé à deux dans la cabine, comme d’hab’. J9ueve est un gars humble et respectueux, c’est ce que je recherche en premier chez les gens. Avec son dernier projet, il a été très fort dans la direction artistique qu’il a proposée. Avant, c’était un peu trop enfantin. Je lui en parlais en mode : « Attention à ce que les gens n’en aient pas marre. » Finalement, il a bien travaillé et il a sorti un délire parfait.
Tu as un feat français de rêve ?
Hamza, direct. SCH aussi, c’est trop. C’est le Young Thug blanc de Marseille, c’est une dinguerie [rires] !
Dans Scam Industry, tu proposes un premier morceau introspectif avec « Encore et encore ». Comment s’est fait le titre ?
C’était au moment où certains de mes gars sont bé-tom, j’avais le mort. Il y a eu aussi d’autres histoires en interne qui m’ont cassé les couilles. C’est ce que je raconte dans le son. Je l’ai fait chez moi, la nuit, seul.

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Dans ce morceau, tu dis : « Toujours mis à l’écart, donc on restait dans la rue à se niquer le corps. » Tu t’es senti mis à l’écart dans ta vie ?
Quand tu es dans le rap et que ça ne marche pas, les gens ne te voient vraiment pas comme quelqu’un de stylé. Tu es le mec chelou ou incompris, ça finit par isoler. Au début, dans la phase débrouille, le rap c’est dur de ouf.
Tu as envie d’aller plus en profondeur dans tes futurs textes ?
J’écoute beaucoup ce type de musique et j’apprécie en faire. Mais il faut bien le doser, je ne veux pas faire des sons pour dépressifs. Le plus dur en tant qu’artiste est de retranscrire ses émotions. Faire turn up les gens c’est facile, les toucher beaucoup moins.
Tu disais dans une précédente interview vouloir développer ton côté mélo, est-ce toujours d'actualité ?
Il faut savoir qu’au début je ne faisais que de la mélo. « Trapalot » est mon premier son trap. Le but, c’est la polyvalence, c’est ce que j’ai envie de mettre en avant. Mes inspirations sont Future et Drake, dans la manière de gérer leur carrière.
Quelle est la suite pour toi ?
Scam Industry n’est pas fini et vivra sur plusieurs mois.
Un mot de la fin ?
Je ne sais pas, c’est le genre de truc où je bloque [rires].