VSS : la fabrique du silence dans l’industrie de la musique

  • Écrit par Lise Lacombe
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Dans le monde merveilleux de l’industrie musicale, la poussière se met sous le tapis, les regards se détournent et les langues se nouent. Après les mouvements #MeToo en 2017 et #MusicToo en 2020, on aurait pu croire que l’heure de la prise de conscience était venue. Si les victimes de violences sexistes et sexuelles hésitent de moins en moins à hausser la voix, elles sont étouffées par un milieu prêt à pousser sur les rails celles et ceux qui entravent la rentabilité et fragilisent les puissant·e·s. Mosaïque lève le voile sur un système bien huilé où chacun·e joue son rôle pour préserver ses privilèges. Trois mois d’enquête à essuyer des refus, des menaces, et à rassurer des témoins qui ont presque tous·tes préféré l’anonymat, craignant des représailles. 

* Les prénoms ont été changés

2017. Paris Hip Hop Festival. Alors que l’événement bat son plein, en coulisses, Julie est bénévole. Elle s’occupe d’assurer les besoins techniques des artistes et la coordination de leur passage sur scène. En somme, c’est un peu leur « baby­ sitter » le temps de la soirée. À la fin des shows, elle se charge de raccompagner l’une des têtes d’affiche, « qu[’elle] avai[t] hâte de ren­ contrer », jusqu’à sa loge. L’homme est « archi­ alcoolisé » et entouré de quatre très jeunes femmes. Dans un couloir, un membre de son équipe pointe Julie du doigt, indiquant que « c’est grâce aux bénévoles comme elle que tout s’est bien passé ». Feignant un remerciement, le rappeur s’avance vers elle. « Et là, il attrape ma main et place mes doigts dans sa bouche en me prenant par la fesse. Puis il me lâche : “On t’a déjà dit que t’étais bonne ?” »

Complètement « interdite et surprise », Julie cherche un soutien auprès du responsable des bénévoles du festival qui assiste à la scène. « Il me regarde, lève les mains comme pour dire : “Je ne peux rien faire.” », raconte-t-elle. Le rappeur finit par s’écarter après l’intervention de son manager à qui la bénévole tente de demander des explications. Elle trouve pour seule réponse : « Eh bah, c’est lui, il est comme ça, on ne peut rien faire. » L’affaire n’ira pas plus loin. Mais pour Julie, c’est le début d’une remise en question : « Je me suis dit que c’était ma faute, je m’en voulais de ne pas avoir réagi. J’ai pris conscience qu’il allait falloir que je me blinde et que je m’habitue à être une femme dans ce milieu. »

Ce réflexe défensif, beaucoup de personnes issues des minorités de genre l’ont intégré très tôt dans leur parcours. Selon une étude sur l’égalité des genres dans la musique menée par Believe, TuneCore et MIDiA Research, 3 femmes sur 5 ont déclaré en 2024 avoir été victimes de harcèlement sexuel au cours de leur carrière, tandis que 1 femme sur 5 dit avoir été victime d’une agression sexuelle. Nora* a travaillé pendant dix ans dans tous types de labels de musique. Elle raconte avoir « tout de suite compris que pour travailler dans ce monde ­là, il fallait faire attention à comment s’habiller et à comment se conduire, parce qu’[elle] a vu des meufs se faire maltraiter en raison de leur sexualité ou de leur féminité assumées ». Tout au long de son parcours, elle a constaté un passe-droit accordé aux artistes et dit ne pas en avoir connu « un seul qui ne soit pas problématique avec les femmes ». « Sans aller jusqu’à des faits graves, il y a énormément de misogynie et de comportements toxiques. Ce milieu exacerbe les enjeux de domination par l’adrénaline du pouvoir et de l’ego », ajoute-t-elle.

Cela, sans compter une « excep­tion culturelle à la française » qui place l’art au-dessus de tout, au détriment de la morale. « Aux États­ Unis, certaines personnalités sont devenues persona non grata, comme Johnny Depp ou Roman Polanski. En France, ils sont largement accueillis et acclamés », analyse Valérie Rey-Robert, autrice du livre Une culture du viol à la française. L’essayiste déplore : « On estime que leur perver­sion nourrit leur génie. Si on les bride, ils ne seront plus aussi talentueux. De ce fait, on ne considère pas leurs actes pour ce qu’ils sont réellement. Ils sont qualifiés de “dérapages” ou d’actions “isolées”. »

Dans le récent documentaire de Netflix, diffusé en mars 2025, sur l’affaire Bertrand Cantat – chanteur du groupe Noir Désir qui a battu à mort sa compagne et comédienne Marie Trintignant en 2003 –, l’ancien patron d’Universal Music France, Pascal Nègre, refuse de parler de meurtre et continue d’évoquer un « accident » tout en affirmant que la « vie personnelle » de ses artistes ne l’intéresse pas. Une jolie pirouette qui permet surtout de protéger une poule aux œufs d’or. « L’industrie de la musique n’est pas différente d’une entreprise du Cac 40. C’est un secteur qui est là pour assurer sa rentabilité économique. Lorsqu’il y a des révéla­tions, les maisons de disques font un calcul extrêmement cynique : a-­t-­on intérêt à conserver tel profil ? S’il rap­porte de l’argent, il sera maintenu. On voit que les stratégies ne sont pas tou­jours les mêmes. C’est plus simple de lâcher un Retro X qu’un Roméo Elvis », analyse Keivan Djavadzadeh, spécialiste des rapports de pouvoir dans l’industrie musicale et les musiques hip-hop.

Money, money, money

Comme un âne qui ne regarde pas où il marche pour obtenir la carotte qu’on lui tend, toute la chaîne de l’industrie se rend complice. « Quand bien même les artistes seraient lâchés par leur maison de disques, ils conti­nueraient d’avoir les moyens d’exister », avance l’expert. Car deux sources de revenus principales – le streaming et le live – dépendent des plateformes et des programmateur·rice·s. En témoignent les 4,2 millions d’auditeur·rice·s mensuel·le·s de Naps, qui sera bientôt jugé pour viol, soupçonné d’avoir imposé un rapport sexuel non consenti à une jeune femme de 20 ans pendant son sommeil. L’affaire avait débuté par une plainte en octobre 2021 déposée quelques jours avant la sortie de son album Best Life.

Un timing qui n’avait pas empêché toutes les plateformes de streaming de le garder en cover de playlist le jour de la publication du projet. À l’époque, Julie Boursier, responsable de distribution en label, s’interroge sur la visibilité qui lui est attribuée et prend contact avec certain·e·s des curateur·rice·s. On lui explique notamment que le succès des playlists dépend des « top strea­mers » comme lui, et que « si elles ne marchent pas, l’administration jettera sous les roues ceux qui s’en occupent ».

Dans ce contexte, même les bonnes volontés se fracassent sur des réalités économiques. « Il y a des festivals qui aimeraient véritablement déprogrammer quand cela est néces­saire, sauf que c’est un coût financier qu’ils ne peuvent pas toujours supporter, ou bien les contrats ne leur permettent tout simplement pas de le faire », précise Keivan Djavadzadeh. C’est également le cas dans la sphère médiatique spécialisée qui peine à relayer les prises de parole des victimes, en particulier dans le rap. « Ces structures sont davantage proches de la communication que du journalisme et refusent d’aborder frontalement cer­taines questions parce que leur modèle économique repose sur des services offerts à des labels, à des artistes. Une publicité contre une rémunération par exemple », explique le spécialiste qui regrette que, de l’autre côté, les médias traditionnels profitent des affaires de VSS dans le hip-hop pour « taper sur une musique déjà altérisée et stigmatisée ».

La complicité arrange aussi celles et ceux qui craignent un « ef­fet d’entraînement ». À l’image de ce qui est arrivé à Vanessa* en 2020. Pendant plusieurs mois, cette professionnelle de la musique subit du harcèlement avec menaces de mort, insultes et intimidations de la part d’un rappeur et de son équipe. Cet épisode la plonge dans « une dépres­sion et un trouble d’anxiété généra­lisé » qui durera plusieurs années. La voyant démunie, un collègue et ami finit par lui confesser : « J’aimerais te défendre, mais tout le monde a des dossiers sur tout le monde. Si je m’ex­prime publiquement, je ne sais pas ce qui va me retomber dessus. » Maintenir le silence pour éviter d’être pointé du doigt à son tour. Car Valérie Rey- Robert l’assure : « Je le dis sous forme de provocation, mais aucun homme hétéro de plus de 30 ans ne peut se targuer d’avoir été correct toute sa vie. Au minimum, ils ont couvert des actes répréhensibles et, au pire, ils en ont eux ­mêmes commis. » Résultat : les personnes à l’origine du cyberharcèlement de Vanessa n’ont jamais été inquiétées.

La loi du « boys’ club »

Dans l’industrie, les artistes ne sont pas les seuls à profiter de leur position pour imposer un rapport de pouvoir. Kenza* a commencé à travailler très jeune dans le milieu de la musique, à tout juste 17 ans, avant d’être contactée par le directeur d’un label pour être assistante programmatrice d’une émission. « J’y ai vu une opportunité pour montrer mes talents, et il a vu une femme qu’il pourrait draguer et utiliser », regrette-t-elle aujourd’hui. À ses côtés, elle subit « des attouchements sexuels, des insul­tes sexistes et de la manipulation ».

Quelques mois après sa démission, elle finit par prendre la parole sur les réseaux pour le dénoncer et reçoit une vague de soutien massive. À tel point que le label publie un communiqué en prétextant « suspendre sa collaboration » avec l’homme mis en cause. « Vous savez qui a écrit ce com­muniqué ? Mon agresseur en personne. Il n’a jamais quitté son poste, et a juste cessé de se montrer sur ses réseaux », s’indigne Kenza, alertée de l’indécence de cette situation par un·e ami·e proche du label. L’impunité est difficile à vivre pour celle qui tente alors de reconstruire sa vie. « C’est moi la victime et pourtant, c’est moi qui ai tout arrêté pendant que lui pour­ suivait sa route. Après ça, je n’osais
plus aller en festival quand ses proches étaient programmés, je n’osais plus aller dans des soirées où je savais que je pouvais le voir, je n’osais même plus me montrer. » Kenza dénonce un système tenu par « des gens malveillants qui restent entre eux parce qu’ils ont tous quelque chose à cacher ».

Son expérience est à l’image d’une société dans laquelle « tous les hommes sont protégés », selon l’autrice Valérie Rey-Robert. Un « boys’ club » alarmant alors, que, selon la dernière étude de l’IRMA (le centre d'information et de ressources pour les musiques actuelles) datant de 2019, 86 % des postes de direction dans les labels sont occupés par des hommes. « J’ai vu tellement de femmes qui n’ont jamais parlé parce que leur agresseur est trop influent par rap­port à elles et qu’elles savaient qu’en l’ouvrant, elles ne seraient ni crues ni entendues, voire mises de côté », confirme Julie Boursier.

Leur parole est également facile à minimiser dans un milieu où l’alcool et la drogue sont banalisés, permettant aux auteurs de se dédouaner et d’être déresponsabilisés. « Il y a toujours une excuse », déplore Nora qui prend l’exemple d’un ancien collaborateur aux « multiples addictions ». « Quand il est bourré pendant les séminaires, il va taper aux chambres d’hôtel de ses collègues. Mais après, il s’excuse, il dit que c’est l’alcool. Et ce n’est pas grave, ça ne l’empêche pas de prendre du galon même si tout le monde est au courant. Des gens comme lui, il y en a partout. Ça ne va jamais assez loin pour qu’il se passe quelque chose », précise-t-elle.

« Soit tu fermes les yeux, soit tu te mets une cible sur le front »

Si l’impunité règne, les professionnel·le·s sont pourtant nombreux·ses à ne pas la cautionner. Mais la précarité de l’industrie les freine à se positionner. D’autant plus que la plupart sont elles-mêmes des personnes minorisées déjà confrontées à toutes formes de discriminations : racisme, homophobie, transphobie... « Les ini­tiatives individuelles se retrouvent blo­quées par la lourdeur de la hiérarchie et les processus », avance Julie, complétée par Keivan Djavadzadeh : « La plupart des labels sont de très grosses machines, dans lesquelles il faudrait que ça bouge à plein de niveaux et aux échelons les plus hauts. »

Nora raconte s’être un jour opposée à la signature d’un artiste soupçonné de violences conjugales. Sa hiérarchie n’en a pas tenu compte et le nouveau venu a été confié à une autre équipe que la sienne. « Les agresseurs sexuels sont protégés de la même façon que les auteurs de violences, de sexisme ou de racisme : il y a tellement peu de place dans ce milieu et on a souvent fait tel­lement de sacrifices pour en arriver là qu’il est plus facile de se taire », constate celle qui en sait quelque chose : « Soit tu décides de faire profil bas et de t’accrocher à ta petite place en fermant les yeux, soit tu déranges et tu te mets une cible sur le front en sachant que tu vas prendre cher. Ça a été mon cas. J’ai cru pouvoir changer les choses de l’intérieur... Quelle naïve ! Je me suis fait rouler dessus par un système très bien huilé qui te fait comprendre que tu n’es pas à ta place. »

Décrédibiliser pour mieux régner

Lors de notre enquête, trois sources nous dépeignent les mêmes stratégies de silenciation. Leïla*, opératrice culturelle, a cessé de travailler avec un collaborateur quand elle a appris qu’il était accusé par huit personnes de harcèlement moral et d’abus de pouvoir. En représailles, elle raconte qu’il a « tout fait » pour qu’elle ne puisse plus travailler en sabotant ses projets personnels et en entachant son image. Quelques années plus tard, le schéma se répète avec un collègue qu’elle estimait être un ami. Après avoir constaté des comportements « problématiques » et « extrêmement manipulateurs » de sa part, elle lui demande des explications, mais celui-ci finit par la bloquer sans donner de réponse. Elle apprend par la suite que cette figure réputée dans le milieu fait croire à toute la profession qu’elle le harcèle et le menace. Au cours de notre investigation, une autre femme nous a confié avoir été ciblée par des agissements similaires du même homme.

Des mécanismes de décrédibilisation dont Yasmine* a aussi fait les frais. Placée à un poste de direction en label, elle fait remonter à sa hiérarchie une surcharge de travail et sollicite une revalorisation qu’elle n’obtient pas. Petit à petit, elle subit du harcèlement moral : « Les derniers mois, très clairement, on avait décidé de mon sort sans m’en parler. J’ai com­mencé à recevoir des remarques et des reproches injustifiés. Tout était fait de façon très pernicieuse. Je me remet­tais constamment en question, ça m’a fait dérailler. Au moment des promo­tions, mon homologue masculin a été intégré à la nouvelle stratégie et pas moi. J’étais écartée sans pour autant me faire licencier », raconte-t-elle. Yasmine quitte finalement la boîte après avoir été « poussée à bout ». À tel point que les mois qui suivent, elle « ne voi[t] plus personne » de l’industrie, n’écoute plus de musique et ne va plus en concert.

De son côté, Nora a été « qualifiée d’hystérique, d’agressive, de grande gueule » pendant des mois parce qu’elle était la seule à dénoncer les injustices racistes ou sexistes de son entreprise. Elle subit, elle aussi, du harcèlement moral, si bien que sa hiérarchie lui impose « un coaching pour avoir les codes ». « Avoir les codes, selon eux, ça voulait dire être un homme blanc de 50 ans et avoir fait une école de commerce », s’insurge la trentenaire. Elle se retrouve donc devant un coach qui lui explique que les raisons de sa colère sont liées à « [s]es origines maghrébines » et à une vie qu’elle n’a pourtant pas connue : « Il me dit : “C’est à cause de ce que vous vivez, dans vos quartiers, avec vos pères et vos frères. C’est normal mais il faut le canaliser en entre­ prise.” »

Elle a ainsi été contrainte de quitter la structure pour « sauver [s]a peau » face « au racisme systémique ». « J’aurais été un homme blanc, non seulement j’aurais été écoutée, mais j’aurais été valorisée. Plus ils sont violents, plus ils sont à des postes importants », clame celle qui affirme n’avoir été soutenue par aucun·e de ses collègues en raison d’une ambiance de compétition instaurée par leur direction. Elle regrette que « des femmes de pouvoir jouent le même jeu tout en affichant une sororité publiquement ».

Malgré des rangs prestigieux, Nora, Yasmine et Leïla ont chacune choisi de prendre leur distance avec une industrie qui leur a fait perdre espoir. Deux d’entre elles disent avoir été « tokenisées », autrement dit, avoir été utilisées par leurs entreprises dans le but de se targuer d’être inclusives. Leïla est « convaincue que l’ancrage sexiste est trop intense, trop profond. Il ne se pas­sera rien tant que les hommes ne se regarderont pas en face et ne se remet­tront pas en question en profondeur, à titre individuel ».

Le collectif, dernier rempart contre l’impunité

Le spécialiste des rapports de pouvoir dans l’industrie musicale, Keivan Djavadzadeh, estime que le changement doit passer par les majors « qui ont le plus de pouvoir et la main sur l’industrie ». Des bousculements importants qui semblent loin d’être au programme dans des structures qui pratiquent la culture du silence en faisant signer des NDA (Non-Disclosure Agreement) à certaines victimes. Ces accords de confidentialité interdisent celle ou celui qui les signe à divulguer des informations sensibles sur l’entreprise en échange d’un montant d’argent défini. D’après Leïla, la seule solution est de « désindustrialiser la musique » qui a été totalement « ubérisée » selon Yasmine et « récupérée par le capita­lisme » aux yeux de Nora.

Mais Keivan Djavadzadeh tient à relativiser : « On peut se représenter les méchantes majors contre les gentils indépendants, mais ces derniers représentent aussi beaucoup de microentreprises et de professionnels auto­formés, sans pro­tocole ni responsables de ressources humaines. » Des terrains précaires qui peuvent également favoriser le risque de violences.

Alors que reste-t-il ? Ces dernières années, le public s’est imposé comme une véritable boussole dans les affaires de VSS, capable à lui seul de faire déprogrammer un artiste de festival par sa mobilisation sur les réseaux sociaux. L’initiative récente du compte La liste rouge sur Instagram – qui permet aux femmes de dénoncer leurs agresseurs anonymement – en est la preuve. En quelques jours, des dizaines de créatifs, de photographes ou encore de DJ ont été mis en cause publiquement, menant à la déprogrammation du rappeur Keeqaid du Grünt Festival ou à celle de Le Monde Daho de Rock en Seine.

Cette mobilisation des victimes, obligées de se résoudre à s’organiser entre elles, est la marque accablante de la défaillance du système judiciaire, d’après Julie Boursier : « Si la justice et la police faisaient leur tra­vail, il suffirait d’attendre un jugement rapide pour prendre des dispositions. » Selon une étude, publiée en avril 2024 par l’Institut des politiques publiques, 86 % des plaintes pour violences sexuelles sont classées sans suite. En attendant, certains rares labels semblent avoir commencé à prendre leurs précautions en ajoutant des clauses aux contrats, leur permettant d’agir en cas d’accusation. De leur côté, Keivan Djavadzadeh et Nora préconisent un « meilleur accompagnement » lors des signatures en maison de disques.

« Il s’agit de veiller davantage à ne pas créer des bulles d’idolâtrie, par exemple en surveillant qui on laisse entrer dans les loges. Il y a un tel culte des célébrités en France qu’on forme une espèce de mythologie autour d’eux. À force, ils se croient tout per­mis. Il faut mettre fin à des pratiques de rock star d’un autre temps et qui sont encore glorifiées », explique le spécialiste. Julie Boursier appelle à déconstruire l’image « stéréotypée et sexiste des “groupies” » qui contribue à laisser de jeunes femmes – souvent mineures – « se faire agresser sous prétexte qu’elles sont des star­ fuckeuses ». Elle se souvient notamment d’une discussion avec un·e ancien· e collègue qui jugeait que « les filles qui ont suivi Naps seules en studio et dans sa chambre d’hô­tel savaient très bien ce qui allait se produire », et que « ce genre de grou­pies sont un peu connes ». Selon Julie, cette perception des fans « permet à beaucoup d’agresseurs de passer entre les mailles du filet ».

« Je ne compterai jamais sur l’industrie pour nous protéger »

Malgré tout, l’essayiste Valérie Rey-Robert estime que « l’industrie seule, aussi puissante soit-­elle, ne peut pas agir tant que la société n’avance pas ». Selon un rapport de juillet 2025 publié par Consentis, 80 % des femmes (cisgenres et transgenres) et des personnes non binaires déclarent avoir subi des violences sexuelles en milieu festif. Rebecca, chanteuse du groupe de rock Lulu Van Trapp, en a été la cible le 26 juillet dernier. En pleine performance sur la scène du festival Le Cri de la Goutte, dans l’Ain, elle se jette dans la fosse comme elle le fait depuis dix ans.

Alors qu’elle se laisse porter par la foule, un spectateur lui tient le bras tandis qu’un autre lui attrape les seins. « Un geste ridicule, tellement rapide ; le dégoût », écrivait-elle deux jours plus tard sur Instagram. Sous le choc, elle décide instinctivement de transformer son agression en geste de révolte et finit son concert sur scène seins nus. Deux semaines après, elle nous raconte « avoir refusé de les laisser gagner », convaincue que le privilège des artistes peut être utilisé à bon escient. « Dans les festivals, il y a des petites pancartes de préven­tion dans les toilettes, mais ça ne suffit pas, il faut éduquer cette horde de mecs. Et qui a le plus de pouvoir là­-dedans ? C’est nous, parce que les gens nous regardent et sont venus nous voir. C’est regrettable, mais quand je suis sur une scène, je suis sur un piédestal. Alors c’est à ce moment­-là qu’on doit dire des choses », tonne la chanteuse.

Encore faut-il se sentir concerné par le sujet. Pour la plupart, c’est « un impensé », estime Keivan Djavadzadeh, tandis que Valérie Rey-Robert rappelle que « dans le rap, ce sont souvent des artistes racisés et donc confrontés au racisme, aux violences policières, au classisme... Il y a déjà beaucoup de lutte à mener et de discriminations à dénoncer. Le sexisme n’est pas toujours la prio­rité ». Rebecca n’attend de toute façon pas grand-chose de l’industrie de la musique : « Je ne compterai jamais sur un système complètement patriarcal et capitaliste pour nous protéger. » La chanteuse préfère croire à l’énergie de la sororité.

Une semaine après son agression, elle souhaite « crever l’abcès » en retournant dans la fosse et demande à son public de former un pogo exclusivement féminin pour se jeter dedans. « C’était incroyable, un pogo comme je n’en avais jamais vécu, extrêmement joyeux. Des nanas très jeunes qui se bousculaient, dansaient dans tous les sens avec une espèce de joie et de jou­vence hyper ­rafraîchissante », raconte Rebecca, encore émue. Ce soir-là, au centre d’un espace dont elles sont toujours exclues, des dizaines de femmes ont célébré ensemble et en chœur. Le bruit de leurs corps et de leurs cris de joie couvrant, le temps d’un instant, celui du silence et de la violence.

Retrouve cet article dans le numéro 11 de Mosaïque N°11 - PACK OR Découvrir