Le calme règne dans cet immeuble du quartier de Nongrim Hills. Ce dimanche après-midi, seul le flow d’un rappeur rompt le silence. Au fond d’un couloir, sa voix rauque mène à un appartement. Dans le salon aux murs roses de la famille d’Anosh se retrouve une partie de son groupe de rap : KRU.6. Équipés simplement d’un ordinateur et d’un micro, les membres, assis sur un lit et un canapé, écoutent Yolf poser le couplet de leur prochain morceau. « On s’enregistre les ad libs ? » demande-t-il. Ces jeunes ont la vingtaine, ils habitent à Shillong, une ville située à l’extrême Nord-Est de l’Inde, dans l’État du Meghalaya, région blottie sur les contreforts de l’Himalaya.

Le salon de la famille d’Anosh fait office de studio pour le groupe KRU.6. © Bianca Montrasi / Mosaïque Magazine
Ici, les chorales des églises et les cafés-concerts rock rythment la vie quotidienne des habitant·e·s. Depuis plusieurs années, la scène rap foisonne et les studios, aménagés chez des particuliers, se sont multipliés. Dans le quartier populaire de Mawlai, en périphérie, le studio dernier cri TM Pros se cache dans une coquette maison familiale. De l’extérieur, rien ne laisse imaginer qu’une partie des hits de rap de Shillong naissent dans une pièce qui se trouve à deux pas du frigo et du vaisselier de la salle à manger.

Yomi, ingénieur du son, lors d’une session au studio TM Pros. © Bianca Montrasi / Mosaïque Magazine
Du rap américain s’échappe des voitures
Si le rap se fabrique et s’exprime le plus souvent dans les intérieurs ou sur les réseaux sociaux, quelques pas dans la rue suffisent pour être saisi par du rap américain qui s’échappe d’une voiture du centre-ville embouteillé. Ces sons stridents se mêlent à ceux des concerts organisés lors de festivals, dans les bars et dans les universités. Comme beaucoup d’autres rappeur·se·s, Fren Zy se produit souvent devant des étudiant·e·s : ce samedi d’octobre, il performe dans un amphithéâtre aux murs décrépis d’une école d’ingénieur·e·s.

Le rappeur Fren Zy se produit devant les étudiant·e·s de l’école polytechnique de Shillong. © Bianca Montrasi / Mosaïque Magazine
La culture hip-hop est arrivée à Shillong dès la décennie 1990. « Quand on était petits, on pouvait acheter dans la rue des CD de contrefaçon avec des titres d’Eminem ou 50 Cents pour 20 roupies », se souvient Nik des Leo Boys, un duo de rappeurs populaire dans la région. Contrairement au reste de l’Inde qui ne jure que par Bollywood, la musique occidentale et le rap se sont importés naturellement grâce à la forte présence de la langue anglaise dans la ville. Shillong est cosmopolite et différentes communautés y cohabitent : les Khasis, les Assamais, les Bengalis, les Garos, les Jaintias, les Népalais, etc. Chacune parlant sa langue, l’anglais s’est imposé comme trait d’union entre les populations.
« Je ressens le besoin de représenter ma culture »
Situé aux confins de l’Inde, le Meghalaya est un État isolé et marginalisé en raison de sa position géographique. Ses habitant·e·s sont régulièrement victimes de racisme de la part des Indien·ne·s du reste du pays, du fait de leur religion et de leurs apparences différentes. Le Meghalaya est un des rares États à majorité chrétienne alors que les Indiens sont à 80 % hindous. Ainsi, les rappeur·se·s entendent sortir leur région de l’oubli et revendiquent avec fierté leur territoire dans leurs paroles. Ce n’est pas un hasard si le titre qui a rencontré un grand succès en 2016 et inspiré toute une génération est « Anthem for the Northeast », des Khasi Bloodz, groupe pionnier du rap à Shillong. « I’m a Jaintia, a tribal », clame de son côté la rappeuse Reble dans « Opening Act ». Elle porte souvent la Jaiñkyrshah, une robe traditionnelle de la région. « Je suis très fière de ma culture et je ressens le besoin de la représenter », explique-t-elle.

Les forêts de Shillong servent de décor pour les clips. KRU.6 y a tourné plusieurs vidéos. © Bianca Montrasi / Mosaïque Magazine
Tandis que le Meghalaya est souvent célébré dans les morceaux, d’autres artistes prennent de la distance pour regarder en face les difficultés de leur État. Les Mawlai Emcee’s, un collectif de 14 rappeurs issus du quartier de Mawlai, revendiquent un rap purement politique. Mizfit, l’un des membres, évoque dans un freestyle la spirale de la précarité : « Je parle du chômage des jeunes. C’est un gros problème ici. Si l’un d’entre eux ne travaille pas, il a des chances de tomber dans la drogue. Ensuite, pour pouvoir en acheter, il commence à voler. »
« La journée, on travaille, et la nuit, on rappe »
Aussi cosmopolite que soit la ville de Shillong, ses rappeur·se·s issu·e·s de minorités et originaires d’autres provinces indiennes sont également stigmatisé·e·s et surnommé·e·s « dkhars », « étrangers » en langue khasie. Une mise à l’écart que ressent le rappeur Moksh, originaire de l’État du Bengale-Occidental : « Nous subissons le racisme. Par exemple, on n’est pas programmé à l’affiche des festivals du Meghalaya. » Pour « créer un pont entre les communautés », il a fondé « Movement of Expression » (MOX) : un collectif multiculturel qui rassemble des musicien·e·s de diverses communautés.

El Deepo et Nik du duo Leo Boys. © Bianca Montrasi / Mosaïque Magazine
Tous les rappeur·se·s de Shillong vivent difficilement de leur musique. « La journée, on travaille, et la nuit, on rappe », résume ainsi El Deepo des Leo Boys. Il gagne en partie sa vie en retranscrivant des paroles de chansons pour Spotify. D’mon, ancien rappeur du groupe Khasi Bloodz, a de son côté ouvert son studio en 2017 avec la mission « d’aider les artistes qui débutent ». « Quand on a commencé avec les Khasi Bloodz, nous étions étudiants, il était difficile de payer les sessions. Aujourd’hui, je ne veux pas que le coût du studio soit un frein pour les jeunes », insiste-t-il. Le producteur a accompagné Reble et enregistre désormais les Leo Boys. Pour les rappeuses, absentes aux exceptions près de Reble et Meba Ofilia, se faire une place est encore plus dur dans un milieu presque exclusivement masculin. « Les femmes sont là, mais elles sortent une ou deux chansons puis disparaissent. C’est parce que les opportunités sont trop rares », déplore Reble.
Mais il en faudrait plus pour dissuader ces jeunes : rapper est souvent vital. « C’est mon moyen d’expression, confie Yolf, que je sois joyeux ou triste, je ressens le besoin de rapper. Ça me rend heureux. » Le rap a aussi le pouvoir « de créer des liens entre des personnes de communautés différentes », estime Moksh. « Avec ma musique, je veux réunir les gens », assure-t-il, un sourire au coin des lèvres.