* Les prénoms ont été changés
Quand avez-vous pris la décision de créer La liste rouge ?
Alice : Le compte a été créé il y a un an. Quand j’ai ouvert La liste rouge, il y a eu 700 abonnées en trois jours, mais j’ai vite arrêté parce que j’étais toute seule à le gérer et je n’avais pas pris conscience de tout ce que ça pouvait impliquer. J’ai choisi de le rouvrir dernièrement à la suite de témoignages dans le milieu créatif parisien qui commençaient à tourner. Sauf que cette fois-ci, Bianca s’en est occupée avec moi.
Bianca : J’ai proposé de l’aide à Alice parce que ce sujet me tient beaucoup à cœur. J’ai voulu dénoncer plusieurs fois des personnes qui m’ont violée, dont une qui fait partie du monde de la musique et qui est aujourd’hui affichée sur le compte. Je sais la force que cela peut donner de s’apercevoir que l’on n’est pas seules. Aider à ma manière d’autres femmes qui en ont besoin n’a pas de prix.
A. : De mon côté, ces sujets me touchent parce que j’ai moi aussi été victime d’un viol il y a quelques années. Comme il n’y a pas de preuve, la justice n’a rien fait pour moi. Cet annuaire est là pour combattre le mal avant qu’il ne s’abatte, car le système ne fera rien pour nous. On n’a pas le choix que de s’en occuper nous-mêmes.
Comment avez-vous vécu l’ampleur que l’initiative a prise ?
B. : Au départ, on a tenté de se répartir les tâches, mais très vite, c’était devenu insurmontable. En trois jours, j’ai dû accepter 6 000 ou 7 000 personnes, ce qui est colossal puisque je vérifie chaque profil un par un. On ne pouvait pas tout traiter, on était débordées. Aujourd’hui, il doit y avoir plus de 10 000 demandes et plus de 1 000 témoignages en attente. L’ampleur prise par ce projet démontre en tout cas à quel point les femmes ont besoin de se sentir écoutées et en confiance.
A. : On en voit aussi les limites. On a eu un souci avec des personnes qui sont allées rapporter les témoignages directement aux agresseurs ou d’autres qui ont diffusé publiquement les screens sans l’autorisation des victimes. Derrière, les filles ont reçu des messages, des appels et des menaces. L’initiative est bonne mais elle crée des problèmes.
Le compte est provisoirement à l’arrêt. Pourquoi ce choix ?
A.: Au-delà du fait qu’on doit se protéger, il faut réfléchir à la meilleure façon de gérer tout ça. On est en train de voir si l’on pourrait établir un partenariat avec une association. On a déjà fait des storys générales pour rediriger les victimes vers des numéros ou des organismes, mais on aimerait être mieux structurées pour mieux les accompagner. On va également essayer de recruter des personnes de confiance en interne pour répondre à toutes les demandes et lire tous les témoignages.

Comment avez-vous vécu le fait de porter cette responsabilité ?
B. : J’ai passé trois jours du matin au soir sur mon téléphone avec une sensation très bizarre. Je n’arrivais pas à aller dormir parce que je me disais : « J’ai encore tant à faire pour elles. » Je me mettais forcément à leur place puisque j’ai vécu la même chose. J’ai pris ce truc tellement à cœur que je culpabilisais de m’arrêter. On recevait énormément de messages de remerciement, mais de mon côté, j’avais aussi des menaces de la part des personnes qui m’ont violée. Ce n’était pas évident. D’autant plus qu’on passait notre journée à lire des témoignages, des histoires horribles...
A. : Le fait d’être en privé canalise beaucoup les menaces, mais j’ai vu quelques storys d’agresseurs qui nous ont mentionnées pour nous dire : « Arrêtez tout de suite. Je vais aller voir la police ou je vais porter plainte. » Pour le moment, on n’a reçu aucun courrier de plainte ou autre.
Cette initiative est-elle la seule manière, selon vous, d’atteindre les hommes accusés ?
B. : L’une des seules, oui. Il y a eu des noms qui sont sortis que tout le monde connaît, qui ont déjà été dénoncés depuis plusieurs années, mais pour qui il ne s’est jamais rien passé. Grâce à l’effet de masse, de nouvelles personnes sont au courant et le prennent en compte. Ensuite, ce sont les organisations qui bookent ces artistes-là qui subissent un pressing. Si toutes ces victimes avaient juste porté plainte, rien n’aurait bougé.
A. : On n’a rien inventé, il y a déjà eu le hashtag Balance ton porc ou le compte Violeur Paris. Cette page témoigne à nouveau du vide juridique qui existe. On est réduites à devoir faire le boulot nous-mêmes alors qu’on n’est pas encadrées. On fait vraiment ça dans un but de réparation, de soutien entre nous, et de prévention pour que d’autres femmes ne tombent pas entre les griffes d’un violeur.
Avez-vous l’impression de participer à une nouvelle ère de #MeToo ?
B. : Des gens m’ont dit qu’il y aurait peut-être un avant et un après La liste rouge. J’adorerais que ce soit le cas parce qu’il faut que les choses bougent. En quelques jours, on a vu de grosses structures déprogrammer des personnes accusées, ou des artistes comme Le Juiice prendre la parole.
A. : Il y a quelques années encore, dénoncer un viol était plus difficile parce que la honte était du côté de la victime. Il y a une évolution, les femmes parlent et commencent à être entendues. Même si les déprogrammations sont une forme de réparation et de victoire pour elles, ce n’est pas suffisant. Il faut aussi prendre en compte que dans le monde actuel où l’apparence est très importante, il y a certaines structures qui agissent seulement pour faire semblant d’appartenir au mouvement. Il y a d’ailleurs un DJ qui a fait une story pour nous soutenir avant d’être lui-même accusé.
Comptez-vous reprendre la page ?
A. : On vise une reprise en septembre ou en octobre. On se laisse le temps de réfléchir : est-ce que ça pourrait devenir une association ? Parce qu’en dehors d’Instagram, il y a la vraie vie. Et j’ai la sensation que plus on l’ouvre, plus les masculinistes l’ouvrent aussi sur les réseaux sociaux. J’aimerais développer des cours sur le consentement et la déconstruction de la culture du viol qui sont des sujets pas encore assez abordés dans les écoles. Tout part de l’éducation, dès l’enfance. C’est un travail de longue haleine et ce ne sont pas cinq mois de screens de têtes de pervers sur Instagram qui vont changer les choses. Je ne suis pas fan du côté « sensationnel » qu’a pris la page. Je trouve ça génial qu’il y ait des abonnées et plein de témoignages, mais les réseaux sociaux restent malsains avec beaucoup de voyeurisme que l’aspect privé du compte attise malheureusement. Je ne veux pas que les gens soient là juste pour faire des commérages. Ce n’est pas le concept. On espère en tout cas ne pas avoir la même destinée que les autres pages qui ont déjà pu exister.