abel31, créer « la musique de demain »

  • Propos recueillis par Cédric Rossi et Cyprien Joly
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2018. Sur son balcon, abel31 s’extasie devant une version crackée du logiciel de production FL Studio. Par la force d’une vision et d’une créativité bouillonnante, il cumule cinq ans plus tard 100 000 auditrices et auditeurs mensuel·le·s sur Spotify. Clé de voûte d’une scène underground ambitieuse, il cultive une identité aussi nébuleuse que sa musique. Nous l'avons rencontré dans les studios du label Jeune à jamais pour élucider ce qu’il baptise sobrement « la musique de demain ».

Lorsque les 808 crasseuses et les synthés distordus de « Music Sounds Better With You » du rappeur Rounhaa se heurtent dans une vague houleuse et digitale, il pourrait être facile de se noyer dans l’océan de textures du producteur abel31. Pourtant, le morceau cristallise l'essence même du compositeur qui commence la musique en 2018. 

Ses premiers pas dans la production se font en remixant les morceaux des artistes qu’il affectionne sur SoundCloud : « Je suis un auditeur avant tout. Quand j’aime un son, il faut que je le mette sur FL, il faut que je le retouche, que je rajoute des mélodies, c’est un besoin. » 

Photographie du producteur abel31, de dos, dans le noir de son studio

© Antoni Cadillat / Mosaïque Magazine

Cinq ans plus tard, c'est aux côtés de ces mêmes artistes qu'il évolue en quête d'expérimentation constante. Une casquette toujours vissée sur la tête et une doudoune matelassée sur le dos, il nous raconte : « Tous les artistes avec qui j'ai travaillé sont devenus mes frérots. Zoomy est un ami depuis la seconde, on a toujours tout fait ensemble. Le premier à qui j’ai envoyé un message, c’était Khali en 2020 après avoir fait un remix d’un de ses sons. Realo, je l'écoutais depuis longtemps. Avant même de faire du son, j'étais fan de sa musique. Notre alchimie vient d’une envie commune de faire quelque chose de neuf. » 

Le compositeur dédie aujourd’hui sa patte singulière à des artistes comme winnterzuko, Luther, H JeuneCrack, Femtogo, La Fève, Zoomy ou encore Irko, peignant les contours d’une nouvelle scène.

Le fracas des genres

Mais si sa carrière s’envole au même titre que les montées d’arpèges synthétiques qui font son succès, la partition n’a pas toujours été linéaire : « J’ai abandonné la vie “normale” au lycée, je n’y allais plus. Ensuite, j’ai fait comme j’ai pu, puis j’ai signé chez Sony deux ans plus tard », détaille le compositeur. Pour affirmer sa vision, abel31 a attendu que les codes s’adaptent à lui, et pas l’inverse. 

Photographie des machines présentes dans le studio d'abel31

© Antoni Cadillat / Mosaïque Magazine

Son dernier disque, 200, rayonne par un modernisme mélodique et un mélange des genres dans lesquels il a baigné. Ses productions sont marquées par des nappes astrales inspirées de la techno du Détroit des années 1980, l’une des musiques préférées de son père : « Il écoutait Legowelt, Dopplereffekt, ça m’a beaucoup instruit, mon père a toujours été dans la culture underground. »

Avec abel31, les tessitures bourrues de l’électro vivent heureuses aux côtés de la richesse percussive du rap. En guise de toile sur laquelle il peut déverser brutalement ses influences, il est le seul à confronter Burial et Laylow, ou à organiser la rencontre entre Jul et Destroy Lonely au fil des réarrangements qu’il se plaît tant à faire : « Les remix, c’est le moment où tu t’amuses face à ton logiciel. J’aime faire varier les formats et que différents univers se rencontrent. Lorsque je fais une prod, je fais parler mon cerveau plus que mes émotions. Alors que sur un remix ou quand je pose, il n’y a que mon cœur qui parle. »  

À l'image de l’outro de 200, « mot!on », dans laquelle il se plaît à déstructurer sa propre voix : « J’aime ce titre, il est honnête. Poser sa voix, c’est une façon encore plus personnelle de faire de la musique. Mentalement, je m’en suis fait une montagne. »

« Ce qui m’intéresse, c’est l’innovation »

Au fil de sa jeune carrière, le compositeur s’efface derrière un ensemble musical au caractère froid, masquant pourtant des émotions très humaines : « Les gens qui font de la musique festive en disant des trucs tristes, ça m’a toujours touché, ça reflète la réalité de la vie. » 

En ce sens, il choisit de se spécialiser dans un mélange d'ambiances crades et brumeuses, qui rappellent les excursions sans battements de son confrère le producteur français Brodinski. Loin de s’y comparer, il se rassure en pensant à haute voix : « C’est facile d’être humble, il suffit d’écouter de la musique. » 

Malgré l’épaisseur précoce de ses productions, abel31 reste le fervent défenseur d'une liberté créative illimitée : « J’espère m’améliorer toute ma vie. On est qu’au début de tout ce que la musique peut offrir. La maturité qu’elle peut prendre est infinie. J’ai hâte de vieillir dans cet univers pour y mettre encore plus de cérébral. ». 

En s’inspirant autant des vieux brins électroniques de Mr. Oizo et SebastiAn que des producteurs de la nouvelle scène rap américaine comme BNYX ou Lunchbox, le compositeur ne cesse de remettre en question son propre savoir : « Ma hantise serait de faire deux prods qui se ressemblent. Ce qui m’intéresse, c’est l’innovation. Je veux créer le son que j’ai envie d’écouter toute la journée. »

Photographie du producteur abel31, de dos, dans le noir de son studio, assis sur un fauteuil de bureau

© Antoni Cadillat / Mosaïque Magazine

Aussi énigmatique que ses productions, l'artiste préfère cacher son identité à son public : « Je n’aime pas montrer mon visage. Artistiquement, un nom est plus intéressant qu’un visage. Mais je suis aussi un auditeur. Je sais qu'on retient un artiste pour son imagerie. » 

Le producteur aime entretenir le mystère, comme avec son nom de scène abel31 : « Mon nom est comme un pseudo Internet, en minuscules, tout attaché, ça vient aussi d’Ulysse 31, un anime des années 80. J’aime la numérologie, les doubles sens, les signes, les métaphores. Mais ça reste flou, les gens peuvent y coller ce qu’ils veulent. » Mais si dans Ulysse 31, les personnage principaux sont condamnés à errer dans l’Olympe et à retrouver le chemin de la Terre, abel31 cherche plutôt à s’en échapper afin de trouver un peu d’humanité dans des froideurs synthétiques. 

Bloqué dans un bourdonnement digital sans jamais se retrouver dans la dissonance, en articulant le chaos par la seule force d’un ordinateur et d’une vision encore insondable, il se promet à lui-même : « Je sais que je ferai de la musique toute ma vie, c’est certain. »

Retrouve cet article dans le numéro 2 de Mosaïque N°2 - PACK OR Découvrir