La terreur a débarqué en pleine nuit, dans le calme d'un petit village isolé de la région montagneuse de Bakhtiari en Iran, dans la nuit du 30 au 31 octobre 2022. Vers 3 heures du matin, alors que le rappeur le plus célèbre d'Iran dort, sa maison est encerclée par des gardiens de la révolution, l’armée idéologique de l’Iran. Nombreux et armés, ils entrent chez Toomaj Salehi et l'emmènent de force avec eux. La scène est violente.
Des villageois et villageoises, âgé·e·s pour la plupart, tentent en vain de le défendre et sont roué·e·s de coups par les hommes de main du régime. Toomaj est kidnappé sur la terre de ses ancêtres dans une nuit paisible et silencieuse. D'abord parqué en centre de renseignement, il atterrit à la prison d'Ispahan. Depuis six mois, il y est détenu et sévèrement torturé par le régime iranien.
Son arrestation est quasiment passée inaperçue en France. Pourtant, en Iran, le choc est brutal. La cousine du rappeur, Shabnam, exilée dans l'Hexagone depuis 1987, nous explique : « Imaginez que l’on emprisonne Eminem ou Drake. C’est ce que les Iraniens ont ressenti. »

Toomaj Salehi. © Droits réservés
Inculpé pour « corruption sur terre » et accusé d'être « un ennemi de Dieu », il risque la peine de mort. En Iran, le rap est illégal, comme tous les autres genres musicaux occidentaux depuis la proclamation de la révolution islamique, en 1979. Seule la musique autorisée par le pouvoir peut être diffusée.
Mais Toomaj Salehi, 32 ans, enfreint la loi et dénonce dans son rap les conditions de vie en Iran, l'oppression que subissent les femmes et la dictature dans le pays. Ses réseaux fédèrent une large communauté avec près d'un million d'abonné·e·s sur Instagram. Dès le début de la révolution en Iran, il aide les manifestant·e·s en les informant sur les lieux de rassemblement dans la région d'Ispahan.
Puis, le 24 octobre 2022, Toomaj dédie le morceau « Faal » (« Présage ») à Mahsa Amini. Dans le clip, le rappeur prend un café dans le désert. Vêtu de blanc, il fait face à un homme en noir, symbolisant la République islamique, et lui dit : « Quelqu'un a perdu son enfant et quelqu'un a perdu sa jeunesse. Quelqu'un est mort sans décision de justice. Le crime de cette personne, c'était de danser les cheveux au vent. » Il est arrêté 7 jours plus tard.
« Avec sa musique, on savait pertinemment qu'il serait, un jour ou l'autre, dans le collimateur du régime », raconte sa cousine. Déjà placé derrière les barreaux une première fois en 2021, la prison, comme une épée de Damoclès, pouvait lui retomber dessus à tout moment. Il aura fallu une révolution pour qu'elle s'abatte.
« L'Iran est mon pays, c'est ma terre »
Son arrestation n'est une surprise pour personne, lui le premier. Lorsque son amie et rappeuse Justina l'implore de faire attention et d'être prudent, il lui répond : « Je sais qu'ils vont venir m'arrêter, j'irai en prison. Mais l'Iran est mon pays, c'est ma terre. Je ne veux aller nulle part ailleurs. Je veux rester ici et me battre pour mes droits et ce qui est juste, pour mon pays, pour mon peuple. » Amoureux de sa terre natale, Toomaj a préféré faire front avec les siens : « Il voulait faire de son rap une arme pour la liberté, explique sa cousine. C'est son combat et c'est tout à son honneur. »

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À travers sa résistance, Toomaj est devenu l'un des leaders de la révolution dans le pays assure Justina : « C’est l’une des première fois qu'un rappeur et un musicien iranien n'a pas peur d'aller en prison, n'a pas peur d'être tué, n'a pas peur de mourir. Toomaj est l’un des premiers à rester dans le pays sans courber l'échine, sans compromettre sa musique, en continuant la lutte. Pour les gens, il n'y a rien de plus précieux. »
Les arrestations de musicien·ne·s sont courantes en Iran mais la plupart des artistes préfèrent fuir le pays et se battre depuis l'étranger. C'est le cas de Justina, l’une des figures féminines les plus connues du rap en Iran : « Dans mon pays, c’est encore plus dur d’être une femme et de rapper. Les femmes sont interdites de chanter ou de faire de la musique, c’est réservé aux hommes. »
Après sept ans de pratique musicale illégale, la police a débarqué chez elle : « Ça a été traumatisant pour moi. Ils sont entrés dans ma maison, sans ma permission. Ils ont pris tout ce qui était électronique, mon ordinateur, mes CD et même mon téléphone. Ils m'ont emprisonnée pendant trois jours et ils m'ont dit que je n'avais pas le droit de rapper et que si je voulais continuer, je devais collaborer avec le gouvernement. J'ai donc fui le pays pour aller en Géorgie. J'y suis restée deux ans avant de m'installer en Suède. »

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Le rap, une culture illégale
En Iran, faire du rap est un acte de transgression. Le genre est arrivé tardivement par la télévision satellite, entre 2002 et 2003, porté par l'icône du milieu, le rappeur Hichkas. Dès le début, le rap bouscule les codes du pays : « Lorsque le rap est arrivé, il a tout de suite été associé aux États-Unis. Or, les relations avec l'Amérique et l'Occident en général restent tendues, surtout pour les conservateurs du pays », explique Alireza JJ. Avec son groupe Zedbazi, il a importé le gangsta rap. Fortement influencé·e·s par le continent américain, les rappeur·se·s de cette génération se sont approprié le genre en apportant leur touche : langue farsi, musique traditionnelle, textes sur la société iranienne...
Mais depuis le début des années 2000, les artistes sont toujours interdit·e·s d'exprimer leur art. En Iran, pour avoir l’autorisation de diffuser sa musique, il faut demander la permission au ministère de la Culture et de l’Orientation islamique qui délivre des licences. C'est à cette instance que les artistes doivent soumettre le contenu de leurs albums mais aussi les demandes d'autorisation pour se produire sur scène.
Ceux et celles qui n’y parviennent pas, comme les rappeur·se·s, développent une culture appelée « zire-zamin » ou autrement dit underground : webradios, studios illégaux, diffusion sur les réseaux sociaux, plateforme SoundCloud, concerts sauvages...

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En vingt ans, le régime iranien a accepté de tolérer le rap, uniquement s'il est fait par des hommes et si les sujets se restreignent à la fête, aux soirées ou à la drogue. Tout, sauf la politique. Mais dans l'histoire de l'Iran, le rap s’est toujours érigé en musique de protestation. Point culminant : la fatwa lancée en mai 2012 contre le rappeur et chanteur Shahin Najafi pour son morceau « Naghi ».
Dans ce titre, il s’en prend à l’un des douze imams de l’islam chiite, les successeurs spirituels et politiques du prophète Mohammed, pour contester la dictature. Ce qui lui a valu d’être rendu coupable d’apostasie, c’est-à-dire d’avoir renié l’islam. Un membre du clergé chiite iranien, l’ayatollah Safi Golpaygani, avait appelé au meurtre de l’artiste, exilé depuis 2005 en Allemagne. Sa tête avait été mise à prix pour 100 000 dollars.
« Le rap est le genre du courage »
Selon la sociologue spécialiste de l'Iran Mahnaz Shirali, la révolution qui secoue le pays depuis le mois de septembre marque un tournant : « Pour la première fois, les Iraniens ont exprimé leur amour de la liberté et de la démocratie dans leurs chansons. Ils l'ont communiqué au monde entier. C'est inédit. »
D’autant plus que la musique iranienne ne se répand pas uniquement chez les jeunes selon Justina : « Dans cette révolution, toutes les générations s'unissent. Le peuple a compris que le seul genre musical qui les soutient est le rap. Pendant longtemps en Iran, le rap était un genre poubelle, il est désormais le genre du courage. » Elle ajoute : « Le rap appartient à la rue, il est une source de motivation pour les manifestants qui défient le régime droit dans les yeux. Ils se reconnaissent et s'identifient dans les morceaux. »
C'est donc logiquement que Toomaj Salehi est devenu un symbole de la révolution : « Ce qui est impressionnant, c'est qu'il fait l'unanimité. L’Iran est un pays multi-ethnique mais tout le monde s’accorde à reconnaître ses valeurs et son courage », analyse sa cousine Shabnam.
Les dernières nouvelles publiques du rappeur, toujours emprisonné à l’heure où nous écrivons ces lignes, proviennent d'une vidéo diffusée le 2 novembre par l'agence officielle iranienne dans laquelle il avoue avoir « commis une erreur » et affirme que « son intention n'était pas de faire du tort au régime ». Sa famille et plusieurs associations militantes ont dénoncé des « aveux forcés » obtenus sous la torture.
« Soyez ma voix et celle de tous les braves »
Depuis son arrestation, ses proches ne cessent d'alerter les médias et l'opinion sur son sort et sur la situation dans le pays. Il·elle·s demandent sa libération pour qu'il puisse continuer à pratiquer en toute liberté sa musique et son art. « Nous savons que c'est quasiment impossible », se désespère Shabnam, tandis que la voix tremblante de Justina lance : « Ils peuvent décider de l'exécuter à tout moment. Combien de morts faudra-t-il pour qu'il y ait une réaction ? Ce sont des terroristes. Ils tuent les gens dans la rue, ils exécutent même les enfants. Croyez-nous, écoutez-nous. »

Toomaj Salehi. Photo transmise à Mosaïque par sa cousine, Shabnam. © Droits réservés
Selon l'ONG Hengaw, l'exécution d’un prisonnier célèbre comme Toomaj Salehi pourrait être utilisée par le régime iranien pour terrifier les opposant·e·s. Conscient des risques, le rappeur avait tout prévu en cas d'arrestation comme l’explique sa cousine : « Il a été très clair. Il nous avait dit : "Le jour où je serai arrêté, soyez ma voix et celle de tous les braves qui sont en prison ou manifestent dans la rue." »
Avant d’être incarcéré, il avait donné les codes de ses réseaux sociaux à ses proches. Ce qui lui permet de rester actif et de soutenir la révolution sur Instagram et sur Twitter. Une stratégie nouvelle pour maintenir son engagement malgré son emprisonnement.
Depuis le début de la révolution en Iran, des dizaines de milliers de manifestant·e·s ont été arrêté·e·s et quatre d'entre eux ont été pendus, selon les derniers chiffres officiels de l’AFP en date du 22 février. Selon Amnesty International, plus d’une vingtaine d’autres personnes risquent d’être exécutées à tout moment. Parmi eux, Toomaj mais aussi le rappeur Saman Yasin, accusé d’avoir « mené une guerre contre Dieu » après avoir affiché son soutien aux manifestant·e·s anti-régime sur les réseaux sociaux.
Condamné une première fois à la peine de mort, il a fait appel de cette décision et attend un nouveau procès. Il a tenté de se suicider en décembre à cause des conditions de détention inhumaines de la prison de Rajaei Shahr, à Karaj. Lui et Toomaj attendent toujours leur sentence.
Pour soutenir Toomaj et ses proches, laissez un message sur les réseaux sociaux avec le hashtag #FreeToomaj lancé par sa famille.