Sté Strausz, l’inoubliée inoubliable
En 1994, Sté Strausz publie Sté Real, un premier EP qui détonne avec le rap de l’époque. À 16 ans, la rappeuse se dévoile sans concessions sur des morceaux inspirés de la côte ouest des États-Unis, à une période où le hip-hop est tourné vers New York. Elle pose la première pierre d’une brève carrière marquante nourrie par des succès et des espoirs inaboutis. Retour là où tout a commencé.
« On était tous bluffés. » Au début des années 1990, Sulee B Wax traîne sur un parking de Vitry-sur-Seine quand un camarade de son collectif « Mafia Underground » lui présente sa cousine, Stéphanie, dite « Sté ». À la recherche d’une voix féminine pour que le rap devienne « un divertissement grand public, avec une richesse musicale, comme aux États-Unis », et parce qu’un créneau est à prendre depuis que la rappeuse Saliha [Considérée comme la première rappeuse du rap français] a décidé de mettre le micro de côté, il lui demande expressément de rapper. « C’est la claque », se souvient-il. L’attitude, le flow, le texte… Tout y est.
Également membre des Little, groupe pionnier du rap en France, Sulee « en a marre de rapper ». C’est en rencontrant la rappeuse vitriote que sa carrière prend un tournant. « Elle est la première artiste qui m’a inspiré l’idée de devenir producteur », confie-t-il. Stéphanie, elle, est encore à l’école et a du temps libre. Ni une ni deux, c’est le commencement de l’aventure Sté Strausz. Dès le début, tout va à une vitesse surprenante. Celle qui a écrit ses premiers textes à 13 ans se retrouve, deux années plus tard, en tournée dans toute la France avec le groupe de Sulee. Fatigué des concerts, le compositeur octroie de plus en plus de temps de scène aux artistes de la Mafia Underground pour qu’ils et elles puissent se faire un nom dans le microcosme rap. « Mais c’est surtout elle qui brillait », se rappelle-t-il. Il profite également de « chaque passage en radio » avec les Little pour jouer ses titres et parler d’elle. Désormais, il faut confirmer.
Le bon profil
« Tout le monde se disait qu’il y avait de la fraîcheur dans ce qu’elle faisait. » Dans les années 1990, Arnaud Fraisse fait partie de l’entourage de la Mafia Underground, dont Sté Strausz est la première membre à sortir un projet, avec Sté Real. C’est à lui qu’on confie la mission de réaliser son logo avec « un lettrage massif, pas du tout un truc féminin ». « Elle avait un côté garçon manqué de cité qui n’existait pas », ajoute Sulee. Guidé par une vision inclusive d’un hip-hop américain fantasmé, le producteur assure : « Il n’y a jamais eu de sexisme dans le collectif. On ne la considérait pas différemment parce que c’était une meuf. » C’est lorsqu’ils quittent la capitale pour les scènes de province qu’ils réalisent « vivre dans une bulle ». « Des mecs venaient voir du rap, pas une meuf, et ils le faisaient savoir », se souvient-il.
Trop peu pour la stopper. Sté n’est pas restée insensible au raz-de-marée The Chronic de Dr. Dre en 1992. Elle y découvre The Lady of Rage, qui devient rapidement son influence principale. Elle reprend ses placements et ses gimmicks pour reproduire, en français, le G-funk américain. Pas étonnant qu’elle puise son inspiration dans la rage tant elle ne fait aucune concessions dans son écriture. Pour le journaliste (Abcdr du Son, LE CODE Review) Raphaël Da Cruz, « c’est sa dextérité et sa détermination qui frappent. C’est une adolescente avec un vrai bagou, qui n’a pas peur de se raconter sur certains morceaux ».
« C’est un disque de passionnés de rap »
Loin des tentatives radio-diffusables imposées par les maisons de disques aux rappeuses de l’époque, « Sté Real est rêche, agressif tout du long. C’est un disque de passionnés de rap », poursuit le spécialiste. Un aspect que Sulee assure ne jamais avoir conscientisé : « Ça allait de soi, elle était la plus intègre et authentique de nous tous, elle allait au bout de ses convictions. » L’exemple le plus parlant étant sûrement le titre « Née Gangsta », un clin d’œil à la rappeuse Bo$$ dans lequel Sté Strausz retrace les travers de la rue qu’elle a connus. « Un témoignage rare, d’une femme racisée, d’un milieu précaire, d’un vécu généralement raconté par des garçons », souligne Raphaël Da Cruz. Dans l’EP, un seul ovni déroge à la règle : « Track Cheul ». Le cinquième morceau du disque ne revêt pas les sonorités de Los Angeles. C’est un titre rempli d’argot du Val-de-Marne, qui rend son texte incompréhensible, mais où un flow incisif et entêtant lui vaudra d’être placé sur plusieurs compilations de l’époque.
Avec Sté Real, la rappeuse de Vitry ne casse pas pour autant la baraque. « Le projet ne s’est pas très bien vendu, mais il a validé le petit buzz qu’elle a eu grâce aux concerts », se souvient Arnaud. Il permet tout de même de faire résonner le nom Sté Strausz dans le rap français. Elle est ainsi propulsée sur des albums devenus iconiques, comme la compilation Hostile ou la bande originale du film La Haine de Mathieu Kassovitz. Quand, quatre ans plus tard, sort son premier album, ma generation, la recette a changé. Signée chez Delabel, elle troque le jean de la pochette de Sté Real contre une robe et des talons. Un virage « qui a été un choc pour certains », témoigne Sulee. « Une erreur de calcul » qui ne lui permettra ni de transformer l’essai ni de mettre en lumière son premier opus qui relève aujourd’hui davantage du secret d’initié. « On est dans un genre qui a tendance à invisibiliser les femmes, à part quand elles réussissent des exploits. En plus de ça, l’EP n’est pas disponible sur les plateformes d’écoute, ce qui rend plus compliqué de l’intégrer à des playlists “historiques” », déplore Raphaël. « Avec l’EP, on avait comme seul objectif que les gens du milieu l’entendent, on s’en foutait du grand public. On voulait juste qu’elle devienne une personnalité du hip-hop », conclut son mentor. Pari réussi. Sté n’a peut-être jamais atteint les masses, mais elle restera pour toujours une figure importante de sa culture.
Retrouve cet article dans le numéro 7 de Mosaïque. Disponible dès maintenant.