Remplir Bercy : un jeu d’enfant ?
C’est presque devenu banal. Lacrim, Luidji, SCH, Jok’Air… rien qu’en 2024, des dizaines de rappeurs ont prévu de se produire à l’Accor Arena. Ces dernières années, de nombreux artistes rap se sont emparés de la salle culte parisienne alors que la performance relevait encore de l’exception il y a seulement quelques années. Remplir Bercy, une formalité ? Pour Mosaïque, plusieurs acteurs de l’industrie remettent les pendules à l’heure.
« Bercy, c’est devenu la MJC », ironise Booba sur son compte X, le 22 mai 2024. Lorsque la tête pensante du 92i remplit pour la première fois la salle en solo, c’était en 2011, plus de vingt ans après les membres d’IAM, qui ont été les premiers rappeurs français à fouler les planches de l’arène parisienne en première partie de Madonna. Au début des années 2010, afficher complet grâce à des textes de rap relevait de l’exploit. À tel point qu’au lendemain de la performance du « Duc de Boulogne », Booska-P célébrait un show qui « légitim[ait] son règne ». Depuis, tout s’est accéléré. Damso a fait le plein en vingt-cinq minutes, Djadja & Dinaz ont fait le doublé en moins de trente minutes, Orelsan s’y est produit cinq soirs d’affilée… Entre 2019 et 2022, le nombre de concerts du genre a été multiplié par quatre au sein de l’établissement .
Pour autant, l’Accor Arena est-elle réellement devenue une date comme les autres ? « C’est un cap historique, un tampon qui dit : lui, il a vraiment un public », explique Franglish, qui s’y est produit le 13 février 2024, et qui y livrera deux nouvelles performances en 2025. « C’est la fin d’une boucle, un truc dont on a toujours rêvé en secret, qui paraissait inatteignable », ajoute Mohamed Ali, dit Mo’, manager de Luidji et patron du label Foufoune Palace. Combler Bercy, c’est avoir la capacité de faire déplacer 20 000 personnes au cœur de la capitale.
Pour convaincre : la promesse d’un moment hors norme, en mesure de justifier un prix moyen de 42 € par billet. C’est ainsi que les représentations uniques se sont multipliées : Laylow a sold out deux soirées après avoir vendu l’intégralité des tickets de la première en moins de vingt-quatre heures, Luidji et Josman ont tenté le coup après une prestation remarquée au Zénith de Paris… Des performances qui ne sont pas réservées à la jeune génération. Bercy est également le théâtre d’un effet « nostalgie » porté notamment par Kaaris, qui y a célébré les 10 ans d’Or Noir. La Fouine, propulsé par un second souffle, s’y produira aussi en avril 2025, et Rohff a même préféré annuler la majorité des dates de son « Classic Tour » pour favoriser un moment enflammé à l’Accor Arena fin 2022.
Les niches, plus performantes que les têtes d’affiche ?
« Un avant et un après Covid. » Selon Franglish, la crise sanitaire a joué un rôle dans cette émulsion. « Après des mois d’interdiction de sortir, il y a eu un appel d’air », explique-t-il. En effet, d’après une étude du Centre national de la musique, 47 % des Français·e·s ont assisté à un concert entre octobre 2022 et octobre 2023, dont 26 % dans une grande salle comme Bercy. Une euphorie portée par un moment « où la culture rap domine », commente Jad, tourneur pour Bleu Citron, société qui organise, programme et produit des spectacles . Il précise : « C’est devenu la norme, comme le rock des années 1990. Il y a un rapport plus direct au public à l’heure des réseaux sociaux. Ce qui est fascinant, c’est la vitesse à laquelle ils remplissent. C’est ça qui pourrait faire croire que c’est facile. Mais cela ne veut pas dire que tous les rappeurs peuvent le faire. »
Avant toute chose, il faut en avoir envie. Ce qui n’est pas le cas de tout le monde. « Ça implique des dépenses énormes en matière de création. Tu peux facilement perdre un demi-million d’euros », témoigne Jad, qui corrobore les propos des équipes de Vald pour Le Monde en 2022 . Assurer un show d’une envergure pareille, ce n’est pas rien, il convient également d’y être préparé. « Avant ça, on a gravi toutes les marches : La Cigale, Le Trianon, l’Olympia, le Zénith… L’important, c’est d’être constant dans la qualité pour envisager une telle date », détaille Franglish. D’autant plus que de grosses ventes ne riment pas toujours avec un Accor Arena complet. Maes, qui siège à la table des vendeur·se·s les plus prolifiques – disque de platine en 2023 avec OMERTA –, a peiné à attirer la foule malgré une annonce en grande pompe avec « Bercy », un clip posté sur sa chaîne YouTube aux presque deux millions d’abonné·e·s.
« Bien sûr qu’on annonce plein, j’fais croquer l’zinc, j’fais un Bercy », chantait-il. Pas si sûr, finalement, puisque même avec un report de dix mois et des réductions sur le prix des billets, le Sevranais a eu du mal à atteindre son but. « Il faut qu’il y ait un minimum de rumeurs, de vidéos de ton concert qui tournent… Le public veut découvrir par lui-même. Le storytelling, c’est plus important que tout le reste », abonde Jad, avant de poursuivre : « À la fin, c’est toujours le public qui décide. Si ta réputation, c’est de faire du bon merch mais d’être moyen sur scène, ceux qui te soutiennent vont choisir la première option. »
L’engagement des communautés, ça se calcule ?
Mais alors, comment est-ce qu’un·e artiste peut savoir qu’elle ou il a la capacité d’atteindre la jauge maximale ? Avant de faire le grand pas, les interprètes qui ont du mal à estimer l’implication de leur fanbase bénéficient d’« outils de pointage, mis à disposition par les tourneurs », indique Mo’. « À chaque annonce de date, les équipes ont un historique de ventes mis à jour toutes les semaines. Lorsque celui-ci est sold out, on peut calculer le nombre de billets qui auraient pu être achetés dans le laps de temps restant, ce qui nous permet de nous projeter pour de plus grandes salles », précise le salarié de Bleu Citron.
Quand on a vendu toutes les places du Zénith de Paris en vingt-quatre heures comme Luidji, envisager Bercy n’est plus si inconcevable. Son manager le constate, « il y a une espèce de sur-engagement autour de Luidji, qui rend des projets immenses réalisables ». Cette implication n’est, selon lui, pas anodine : « Tu peux la maîtriser grâce à l’honnêteté du discours, à la sincérité de ta musique. Parce que les auditeurs se greffent à ton histoire quand tu arrives à les toucher. »
Sur ce point, Franglish s’estime chanceux : « Ma fanbase est complète. Je peux faire des prestations partout. Mais tu ne peux pas décider à l’avance si tu auras un public de showcases, de concerts ou de festivals. Tu ne choisis pas qui ta musique touche. » En fonction du public ciblé, les salles sont aussi plus ou moins dures à remplir. Face au prix, à la distance géographique et selon l’intérêt pour le live, certain·e·s auditeur·rice·s conçoivent difficilement de devoir payer pour assister à une représentation musicale.
Une étude conjointe de Red Bull et de la Sacem révélait d’ailleurs en 2022 que 76,4 % du public préférait voir un·e artiste rap en petit comité (entre 100 et 750 personnes). Une tendance qui monte à 81 % chez les 14-24 ans. Des préférences qui peuvent s’expliquer par la baisse du pouvoir d’achat, puisque les prix des billets doublent lorsqu’il s’agit d’une grande salle. La proximité rendue possible dans les petits lieux est aussi perçue comme un moment privilégié avec sa rappeuse ou son rappeur favori·te.
Si une vraie effervescence des événements hip-hop à Bercy a lieu sous nos yeux, Mo’ tempère. « Je pense que l’offre commence à devenir trop importante. Comme sur n’importe quel marché, il y a un risque de saturation, et il est probable que ça devienne plus compliqué. » En attendant le trop-plein, à vos agendas. Bercy n’a pas fini d’accueillir vos stars favorites, dont la prochaine en date : SCH, programmé le 9 et 10 décembre 2024.