« Aux Antilles, chaque fois qu’on s’énerve, on veut nous faire taire »
Au moment de passer à la caisse, les habitant·e·s d’outre-mer le savent, iels payent le prix fort. Des mouchoirs ? 7 €. Des haricots verts en conserve ? 6,30 €. Une boîte de thé ? 6,70 €. Des tarifs indécents par rapport à l’Hexagone, qui se sont envolés avec l’inflation. De quoi faire se lever la jeunesse antillaise, notamment en Martinique où le mouvement contre la vie chère a été relancé début septembre. Face à la colère, le rappeur Kalash a été reçu à l’Élysée par le conseiller outre-mer du président de la République. Mais derrière le coup de communication, quelles solutions devant l’injustice ? Pour Mosaïque, la rappeuse martiniquaise Jahlys, qui n’a cessé de porter la voix des manifestant·e·s, revient sur près de cinq mois de mobilisation qui ne sont « que le début ».
Un entretien en accès libre, également disponible dans le numéro 9 de Mosaïque.
L’injustice des prix aux Antilles, et notamment en Martinique, n’est pas nouvelle : pourquoi cet élan de révolte arrive-t-il maintenant ?
Avec l’inflation et les politiques mises en place, tout est rendu plus dur pour tout le monde sur le territoire français. En Martinique, la situation est devenue invivable. Les prix sont déjà tendus depuis des décennies, mais là, on a atteint un point de rupture. Je crois que c’est aussi une question de génération. Le mouvement est mené par un collectif de jeunes, le RPPRAC, qui veut changer les choses et ne pas abandonner la Martinique à son sort.
Toi qui vis entre Paris et la Martinique, quelles différences de prix constates-tu ?
Je la vois sur tous les produits. Les véhicules sont plus chers, les prix à la douane sont exorbitants, et évidemment l’alimentaire. Si l’on prend l’exemple des yaourts, en France, un pack de quatre ou huit pots ne dépasse pas les 3 € ou 4 €. Ici, ils sont à environ 10 €. J’ai vu un sachet de pain de mie à 18 € aussi… C’est une dinguerie ! Officiellement, les prix de l’alimentaire seraient 40 % plus élevés que dans l’Hexagone. Mais en réalité, ce chiffre est minimisé, et on atteint facilement les 100 % de plus en moyenne sur notre territoire. Ce qui est frustrant, c’est que l’on ne parle pas correctement de notre situation. Les gens souffrent vraiment.
D’autres territoires d’outre-mer se sont joints au mouvement, mais la Martinique en est la cheffe de file, pourquoi ?
Il faut rendre aux indépendantistes Kanaks la première étincelle de ce mouvement anti-colonisation et anti-inflation. Cela dit, c’est vrai qu’en Martinique, on a une situation un peu particulière parce qu’historiquement, la présence des békés – les descendants directs des détenteurs d’esclaves – s’est maintenue sur le territoire. Et c’est à eux – et au gouvernement français – que les reproches sont faits, parce qu’ils détiennent les supermarchés mais aussi le marché de l’import. C’est presque impossible d’acheter un produit sans passer par quelque chose qui leur appartient dans la chaîne de production. Ils appliquent un monopole sévère. Donc leur proximité avec les habitants rend la situation d’autant plus tendue.
Es-tu allée sur place depuis septembre ?
Malheureusement, je n’ai pas pu ces derniers mois, je suis restée à Paris, mais ma mère y est. Pour les habitants, c’est évidemment compliqué, parce que le pays est sur pause. Et puis il y a ce qui va avec les révoltes : de la colère, des débordements, des violences… Une révolution n’est jamais facile à vivre, encore moins sur des territoires isolés et insulaires. Et en même temps, la majorité du peuple retrouve l’espoir que nous n’avions plus. Pour la première fois depuis longtemps, on a l’impression que ce sont de vraies actions qui vont être menées, avec des solutions réelles.
Face à ces débordements, l’État français a instauré un couvre-feu sur l’île de minuit à 5 h, qu’en penses-tu ?
C’est clairement de la répression. Les gens utilisent un droit à la grève, à manifester, ce qui est un droit français et institutionnel. Et on veut nous faire taire : c’est de la censure. Aux Antilles, chaque fois qu’on s’énerve, on reçoit cette réponse-là, donc ça ne nous a pas étonnés. C’est aussi pour ça que la mesure n’a pas été respectée. Ils nous ont également envoyé des CRS, alors qu’ils ont été bannis depuis les années 1950.
Un accord a été signé le 16 octobre entre l’État, les élus martiniquais·e·s et les acteurs de la distribution pour baisser de 20 % les prix de 6 000 produits. Est-ce satisfaisant ?
Cet accord est une blague, de la poudre aux yeux, une façon de se débarrasser du problème. C’est pour cela que le mouvement se poursuit. Cette signature s’est faite dans le dos du RPPRAC, qui représente le peuple. Ils ont ciblé les produits les moins chers, ceux sur lesquels tout le monde se rabat déjà. Pendant ce temps-là, tout le reste est toujours inaccessible.
Ce mouvement démontre aussi un manque de considération de l’État français…
C’est criant. Le Gouvernement s’en fout des outre-mer. Ça fait deux mois, et le président n’a toujours rien dit, c’est choquant. Il parle de tous les sujets possibles, même d’Emily in Paris, mais pas de nous. Je préfère me dire que, au moins, on est sur des rapports honnêtes. Maintenant, on sait à qui on a affaire. C’est vexant, mais on est habitués, notre identité s’est construite avec ce rapport compliqué à la France. Cette absence de considération fait partie des mécanismes de colonisation.
Tu t’exprimes beaucoup sur les réseaux sociaux concernant cette révolte, pourquoi ?
En tant que personnes médiatisées et en tant qu’artistes, on se doit d’utiliser notre exposition et nos plateformes pour des choses importantes. Je n’ai pas été la seule, je tiens à faire un clin d’œil aux autres artistes qui se sont engagés sur la question. En tant que Martiniquaise, je suis profondément touchée par ce mouvement. Je suis très inspirée par ce que je ressens, donc je pense à écrire un morceau sur le sujet.
Kalash a d’ailleurs été reçu à l’Élysée le 14 octobre par le conseiller outre-mer du président de la République.
C’est un premier pas, mais je ne sais pas ce qui a été dit pendant la réunion. C’est un geste symbolique mais sans solutions concrètes de la part du Gouvernement, ça ne mène à rien. C’est mignon, mais ce n’est pas suffisant.
Tu crois à un vrai changement ?
J’ai de l’espoir, mais ça prendra du temps. Je ne sais même pas si, moi-même, je le verrai de mon vivant. Mais le changement viendra, comme sur d’autres îles autour de nous. Notre peuple est jeune, et on doit aussi se construire en parallèle. C’est ça la complexité.
As-tu un message pour les Martiniquais·e·s qui luttent ?
N’abandonnez surtout pas, même si c’est difficile, encore plus sur place. On vous soutient, même de loin, et le monde nous entend. Il faut qu’on reste solidaires et déterminés. La lutte est longue, mais on aura gain de cause.
Retrouve cet entretien dans le numéro 9 de Mosaïque.