L’Abcdr du Son : « Il faut continuer d’archiver le rap français »
Pour la sortie de leur deuxième livre 1990-1999, une décennie de rap français, nous avons rencontré Raphaël Da Cruz, Zo et Kiko de la rédaction de l’Abcdr du Son. À travers plus de 200 pages, les membres du magazine proposent un grand coup de rétroviseur, des analyses, des témoignages et des chroniques d’albums sur une décennie charnière. L’occasion également de les interroger sur leur rapport à cette période et la nécessité d’archiver l’histoire du rap français.
Combien de temps vous a pris la rédaction du livre ?
Kiko : Très longtemps [rires]. En 2017, on a débuté une série d’articles à propos des années 1997, 1998 et 1999 sur notre site web. On s’est dit que ce serait bien de faire un bouquin en partant de cette base. En 2020, on a commencé un travail d’exploration où il a fallu écouter des albums, les recenser grâce à des outils comme Discogs… Ensuite, il a fallu voir lesquels étaient encore accessibles. C’était la première étape.
Zo : Au départ, on avait prévu des petits volumes dédiés à chaque année. Mais notre éditeur, Marabout, avec qui on a travaillé pour notre premier ouvrage « L'Obsession rap » est spécialisé dans les beaux livres. Alors, on s'est dit que ce serait mieux de refaire une anthologie. Cela impose un travail d’illustration, de photo, et de mise en page supplémentaire. Le gros de l’élaboration a commencé en mai 2022.
Qu’est-ce qu’on peut découvrir dans ce livre ?
Kiko : On a fait le choix d’insister sur les œuvres parce que ce sont les sorties de disques qui ont toujours rythmé une année rap. Ce choix, il est très fidèle à l’identité de l’Abdcr du Son.
Raphaël : Il y a deux entrées : la critique musicale et les témoignages. Des artistes, des producteurs, des managers… On souhaite connaître leurs intentions et leurs réflexions autour des projets. S'ajoutent à ça des articles transversaux, par exemple sur les liens du rap avec d’autres genres musicaux ou sur la place des DJ.
Sur quels supports avez-vous pris appui ?
Kiko : On a commandé des dizaines de magazines de l’époque qu’on a pu retrouver sur Leboncoin notamment. Beaucoup d’exemplaires de L’Affiche par exemple, qui a parlé très tôt de rap. C’est vers 1996 que les magazines spé rap ont émergé comme Groove, RER, Radikal… Certains d’entre nous avaient déjà des numéros. On s’est aussi replongé dans des bouquins comme celui de Vincent Piolet, Regarde ta jeunesse dans les yeux, ou Rap ta France de José-Louis Bocquet et Philippe Pierre-Adolphe qui contiennent des témoignages hyper précieux.
Zo : Les archives vidéos et sonores sont cools aussi. Moins pour se documenter mais plus pour se remettre dans l’énergie de l’époque. J’avais pas mal de freestyles radios enregistrés sur mon disque dur. Aussi, il ne faut pas oublier les fanzines. La fanzinothèque de Poitiers a tout un catalogue en ligne accessible.
Raphaël : J’étais abonné à Groove à partir de 2000 et j’en ai racheté des anciens. Ces numéros sont représentatifs d’un rap français en pleine bourre commerciale à la fin des années 90. Ils disent quelque chose de la façon dont le rap était traité, mis en page, photographié…
Vous avez choisi 200 albums, la sélection a-t-elle fait débat ?
Kiko : Finalement, assez peu. Il y avait des incontournables sur lesquels on s’entendait tous. À côté de ça, on a laissé la place à des coups de cœur personnels, sans que ce soit forcément objectif. On a dû en écarter quelques-uns pour des critères très spécifiques. Par exemple, si c’était des maxis de deux titres uniquement.
Zo : Il fallait que les disques soient remarquables. Pas forcément excellents, mais qu’ils soient singuliers, qu’ils aient eu de l’influence, qu'ils aient été un succès…
Raphaël : Ou alors qu’ils disent quelque chose des années 90 dans le rap français. Parfois, des disques sont très obscurs mais ils sont la première marque discographique de certains artistes qui vont être importants par la suite. Ils servent de témoignage historique.
Quels étaient les incontournables ?
Kiko : Prose Combat de MC Solaar, L’école du micro d’argent d’IAM et Suprême NTM. Ce ne sont pas forcément mes préférés mais ils sont symboliques.
Raphaël : Ceux-là sont rentrés dans la pop culture. Ils font partie du patrimoine musical français, on ne peut pas passer à côté.
Est-ce qu’il a été difficile de prendre contact avec les acteur·rice·s du rap des années 1990 ?
Kiko : On a pu puiser dans les grosses archives de l’Abcdr du Son. Il y aussi bien sûr des personnes qu’on a sollicitées pour l’occasion. Je me souviens que ça a été dur de retrouver DJ Pavaul, du groupe lillois Dynamik TRC. Il était DJ d’une émission funk dans une radio locale mais il l’avait quittée quelques années auparavant. J’ai envoyé des messages et quelqu’un de la radio avec qui il avait gardé contact a transmis ma demande. Quand il m’a approché, il était sur la réserve, j’ai senti que c’était presque de l'intrusion.
Raphaël : Il a cru que c’étaient les impôts [rires].
Kiko : Finalement, ça s’est bien passé. On a même fait une interview plus longue pour le site. Il raconte le rap provincial des années 1990 fait avec trois bouts de ficelle, les carrières qui s’arrêtent après un disque parce que les mecs ont tellement joué leur vie là-dessus qu’ils sont dégoûtés de voir que ça ne se concrétise pas… Pour certains c’était compliqué. On voulait Fabe mais on sait que ce n’est même plus la peine de le contacter, que c’est impossible. Pareil pour Kool Shen.
Raphaël : NTM de manière générale, ils sont très difficilement accessibles.
Kiko : Il y a des grands noms qui sont compliqués à avoir mais ils ne sont pas nombreux. Pour mettre un taquet à la nouvelle génération, c’est bien plus compliqué d’avoir les rappeurs d’aujourd’hui que d’hier.
Est-ce qu’il y a des témoignages qui vous ont particulièrement marqué ?
Zo : L’ingénieur son Jeff Dominguez. Quand tu l’écoutes raconter sa vie, c’est assez dingue. La façon dont il est arrivé dans le milieu, les personnes qu’il a fréquentées, le studio qu’il a monté… Ce témoignage, on ne le retrouve nulle part ailleurs.
Kiko : Je pense à Madj, l’ancien co-responsable d’Assassin production. Même s’il n’est pas très avenant, il a une immense culture musicale et une super capacité à replacer le propos dans un contexte plus large. C’est très enrichissant de discuter avec lui.
Votre livre est découpé en cinq chapitres qui correspondent à cinq échelles temporelles. Il y en a t-il sur lesquelles il a été plus difficile de travailler ?
Kiko : La première partie de 1990 à 1994, pour des raisons logiques : c’est la plus ancienne et celle où le rap était le moins documenté. Il n’y avait pas encore de magazines spécialisés, pas beaucoup de passages télé, de vidéos… Lorsqu’on a voulu dater les sorties, on s’est rendu compte que c’était impossible de retrouver les dates exactes pour cette période.
Zo : Dans les années 1990-1995, on avait douze ou treize ans. C’est une culture que l’on a vue avec un œil d’enfant. On se l’est vraiment approprié lorsqu’on avait entre 16 et 19 ans, pendant la deuxième moitié de la décennie. Il y a ce piège du souvenir hip-hop un peu caricatural où on s’aime tous, où on fait du breakdance en tournant sur la tête… Parfois, j’ai eu un peu de mal à prendre du recul. Ce que j’ai ressenti adolescent peut être à l’opposé de ce qu’ont vécu les mecs qui sortaient des disques.
Kiko : Pour la critique musicale, cela peut être difficile d’aller au-delà du stade où tu te dis que c’est désuet, que ça n’a pas bien vieilli etc. Il faut se remettre dans le contexte de l’époque. Quand les disques sortaient, les artistes étaient tout à fait sérieux et leur travail était tout à fait valable.
Vous aviez peur de manquer d’objectivité ?
Raphaël : De toute façon, il n’y a pas d’objectivité à avoir. C’est un travers. On parle de ces disques avec notre érudition, notre parcours d’auditeur et l’âge qu’on a. Le plus important, c’est de s’être documenté le plus possible pour comprendre les intentions et d’avoir un regard critique culturel, d’être le plus honnête.
Zo : On s’adresse à des lecteurs de 2023 avec notre regard. Forcément, on a évolué avec la musique. Des succès de 1992 n’en seraient plus aujourd’hui. La musique intemporelle, il n’y en a pas tant que ça. Il faut avoir conscience du contexte dans lequel la musique a été faite. Tant que tu as ça en tête, tu es honnête. La crainte, c’était de tomber dans la madeleine de Proust.
Est-ce que travailler sur cette époque vous a rendu nostalgique ?
Zo : Je l’étais déjà avant [rires]. Pas que pour le rap, c’est une période qui m’intéresse particulièrement. J’écoute encore beaucoup de rap des années 90, donc quelque part c’est que je le suis un peu.
Kiko : J’essaye toujours de différencier la période et l’époque. La période de ma vie, forcément j’en suis nostalgique. Qu'est-ce que j’avais à faire à part aller à l’école, aller au sport, rentrer chez moi, mettre les pieds sous la table et attendre qu’on me serve à manger ? C’est un peu plus tranquille que la vie que j’ai à l’heure actuelle. En termes d’époque, il y avait quand même plein de trucs qui faisaient chier : la montée du racisme, la crise économique, le SIDA etc. Ce n’était pas super jouasse.
Raphaël : Juste avant ce livre, j’ai bossé sur un documentaire audio pour Mouv’ « Du béton au nuages » [qui raconte l’histoire du rap français à travers ses différents mouvements, NDLR], et je l’avais ressenti. Du coup, j’étais vacciné quand j’ai bossé sur le bouquin. C’est toujours un plaisir de se replonger dans ces disques-là, quoiqu’il arrive. Je trouve même qu’on les redécouvre, à la lumière des témoignages qu’on peut avoir.
Qu’est-ce que la décennie 90 du rap a de particulier à vos yeux ?
Kiko : J’ai énormément de mal à tirer une impression générale des années 90. C’est une période hyper hétérogène, il s’est passé beaucoup de choses en neuf ans. Si tu compares le premier album de Lionel D et Les princes de la ville de 113, tu peux te dire que ce n’est pas la même musique. Ce sont aussi les premières lettres de noblesse du rap français.
Raphaël : Ce sont des années fondatrices, ces premières traces discographiques sont des marqueurs temporels, des témoins musicaux. Il y a encore aujourd’hui des empreintes de l’état d’esprit des années 90. Par exemple, l’idée de ce qu’est le rap pour Kool Shen dans « That’s my people » : « Trop sophistiqué, c’est pêché » ; on la retrouve chez des rappeurs comme Souffrance aujourd’hui.
Zo : Ce sont des années d’apprentissage d’une musique qui se professionnalise. Et cette professionnalisation, une partie du rap la souhaite. Pour d’autres, elle se fait malgré eux. Cette opposition s’est manifestée dans les textes de certains rappeurs avec des termes comme « Wack MC » [dérivé de l’anglais « weak », le terme désigne un rappeur mauvais, stupide, à qui on reproche son manque d’originalité, NDLR] qu’on entend plus aujourd’hui. Les années 90, c’est un âge d’or certes, mais il est trop mythifié. Comme pour toute période, on a tendance à oublier ses mauvais côtés : la violence entre les rappeurs, les carottes des maisons de disques…
Est-ce que les auditeur·ices doivent connaître cette période pour comprendre le rap d’aujourd’hui ?
Kiko : Si je prêchais pour ma paroisse, je te dirais oui. Mais le rap est une musique jeune, l’essentiel, c’est qu’elle continue à parler à des gens qui ont la vingtaine. Pour comprendre le rap actuel, tu n’as particulièrement besoin de connaître Tout simplement noir ou Fabe.
Raphaël : Si tu es passionné, tu es forcément curieux. Ce livre, il est aussi pour les personnes nées à la fin des années 1990 ou au début des années 2000 qui aiment cette musique et qui veulent aller plus loin. Cette musique a une histoire, un background [dit-il en imitant DJ Snake]. On offre une porte d’entrée où on explique les références.
Quels sont vos contenus préférés du livre ?
Raphaël : L’article de Zo sur les DJ est très important. Au fil des décennies, le DJ est devenu une figure moins centrale du rap, pour plein de raisons : technologiques, économiques… Dans les années 90, ils sont encore hyper importants. Ce sont des passeurs. Ils ont un canal de diffusion important avec les mixtapes, les émissions spé ou encore les soirées. Son article permet de comprendre à quel point ils étaient aussi influents que les rappeurs.
Zo : Pour moi, ce sont les pages où on se concentre sur cinq morceaux d’un album. Les titres sont commentés de façon très courte, ça colle bien à l’ADN de l’Abcdr. J’adore celle de Raphaël sur le Saïan Supa Crew, c’est remarquablement bien écrit. J’aime aussi les passages avec de l’humour sur les récap’ de l’année, même si on n’a pas eu la place pour faire toutes les vannes qu’on voulait.
Est-ce que vous pensez que la décennie 2020-30 aura besoin d’un livre comme le vôtre ?
Raphaël : Ah oui ! Toutes les décennies ! Mais il faut laisser le temps passer, là on l’écrit trente ans après. Ce sont des périodes historiques qui ont besoin d’être archivées. Certains considèrent que ce n’est qu’une musique de jeunes, mais ce n’est plus le cas désormais. Dans vingt ans, des auditeurs de cette génération écouteront les disques actuels avec nostalgie, donc ce sera tout aussi intéressant. Racontons cette histoire. Malheureusement, il y a des témoins du rap français qui commencent à disparaître. Par exemple : Mariano Beuve, producteur des deux premiers albums du Ministère A.M.E.R, est décédé en 2009 sans qu’on ait une interview approfondie pour connaître ses intentions musicales. Interviewons ces témoins, de toutes les époques confondues.
Kiko : Au-delà des acteurs, il y aussi des œuvres qui disparaissent. Le système actuel des plateformes, je ne sais pas ce qu’il garantit pour la pérennité des œuvres. J’ai des inquiétudes vis-à-vis de la disparition du support physique. Il faut entreprendre des démarches d’archivage. Aujourd’hui, un album pousse l’autre et il faut se garantir la possibilité de revenir en arrière pour revisiter le passé. Imaginons que Spotify ou Deezer soient rachetés par des hommes d’affaires avec des objectifs totalement différents, ils pourraient balayer d’un revers de la main tout ce qui a été fait pendant des années et condamner la visibilité de certaines œuvres.
Raphaël : Pour des histoires de droits, il y a des disques de rap qui n’existent pas en streaming. On peut se réjouir de l’immense bibliothèque qu’elles créent, mais dans vingt ans, les œuvres qui n'existent qu’en format numérique, que vont-elles devenir si nous n’avons pas de traces matérielles d’elles ?
Zo : Internet est perçu par beaucoup comme un service public, mais il est aux mains d’entreprises privées. Un jour, sur SoundCloud, tous nos mixs ont disparu parce la plateforme a décidé qu’ils ne respectaient pas les droits d’auteurs. C’est important qu’on fasse des bouquins parce que, peut être qu’un jour, on arrivera pas à faire perdurer l’Abcdr et que tout disparaîtra.
Raphaël : Donc achetez le livre de l’Abcdr du Son [rires].
1990-1999, une décennie de rap français, l’Abcdr du Son, éditions Marabout, novembre 2023, 256 pages, 39,90 €.