« Yardland est le premier festival de beaucoup de jeunes »
À la naissance du projet Yardland, le constat est sans appel : les festivals n’attirent pas les jeunes des quartiers populaires. Pour que cela évolue, Yard mise sur une expérience « globale » et adaptée, tout aussi réfléchie que la programmation des artistes. Alors comment l’événement qui se veut celui des cultures populaires met-il en place de nouvelles pratiques plus inclusives ? Avant la première édition à l’Hippodrome Paris-Vincennes, les 6 et 7 juillet, nous avons rencontré Caroline Travers, codirectrice de Yardland.
Comment est née l’idée de créer Yardland ?
En 2016, on se rend compte qu’il n’existe aucune offre accessible financièrement ou qui, dans l’expérience globale, parle aux classes populaires. Même au sein de Yard, on se disait que nous n’étions pas des consommateurs de festivals. On n’imaginait pas la culture rap rayonner dans ces lieux. C’est un sentiment internalisé mais on a remarqué qu’il était répandu lorsqu’on a commencé à organiser des soirées. Finalement, ça n’a pas pu se faire en 2016 pour plein de raisons ni en 2020 à cause du Covid-19. Et puis en 2023, il y a eu l’annulation suite au meurtre de Nahel. La préfecture a estimé la veille au soir que, pour des raisons de sécurité, nous ne pouvions pas ouvrir les portes de Yardland. Entre 2016 et 2024, les grosses têtes du rap sont arrivées à l’affiche des festivals, et pourtant les jeunes de notre communauté ne se sentent toujours pas concernés. On pense que c’est parce que la proposition dans l’ensemble n’est pas adéquate.
Quels sont les freins selon vous ?
La food, le lifestyle, la cohérence entre les différents artistes… À Yardland, les activités sur place sont liées aux artistes programmés. Sur le site, on a essayé de créer des zones d’expression qui correspondent à notre ligne éditoriale. Une autre différence avec nos concurrents, c’est que nous n’avons pas de camping.
Comment cette différence prend-elle forme sur le terrain ?
En laissant une grande liberté aux occupants des stands présents sur le site. Maison Château Rouge va organiser un tournoi de FIFA. Epic Records veut faire des petits live shows devant une quinzaine de personnes pour mettre en avant les artistes qu’ils sont en train de signer. Lolie Darko a une épicerie qui propose des produits en lien avec le line up : un Mr. Freeze Corleone, un café Or Noir, un ketchup Saucegod…
Les shows sont-ils aussi pensés autrement ?
Pour se démarquer, il nous fallait un positionnement éditorial novateur, qui parle à notre cœur de cible. C’est de là qu’est venue l’idée « Kaaris performe Or Noir », qui a buzzé l’année dernière. Cette année, il y aura « Gradur performe les Shegueys », le « Jolie Garce Club » de Shay, le carnaval de Kalash… On veut que les artistes s’approprient le festival, pas juste offrir un slot d’une heure. Tout ce qu’ils font ne doit pas être validé par Yard. Ils sont libres, dans la limite de la paperasse nécessaire à la réalisation.
Les artistes jouent-ils le jeu ?
Surtout les artistes locaux. Les internationaux, ce n’est pas la même chose [rires]. Ce qui est aussi très intéressant, c’est que beaucoup de liens se créent. Par exemple, ODUMODULVCK est associé à Native Records, un label nigérian situé au Royaume-Uni. Native a un sound system, donc on les a également pris pour qu’ils fassent un DJ set. Ce sont eux qui nous ont ensuite parlé d’une marque de vêtement, Street Souk, basée entre le Royaume-Uni et Lagos, qu’on a aussi intégrée à l’événement. Pour les artistes, c’est une expérience totalement différente.
Considérez-vous que 90 € pour deux jours, c’est suffisamment accessible ?
Est-ce qu’aujourd’hui, 90 €, ça marche pour tout le monde ? Non. Le prix a augmenté de 10 € depuis l’année dernière, et on nous l’a fait remarquer. Mais il est important de préciser que c'est une première édition. Nos enjeux d'entrée d'argent dépendent de nos partenaires financiers et la plupart n’investissent pas massivement sur des projets encore inexistants. Nous avons quand même tout fait pour rester en dessous de la moyenne de prix de nos concurrents.
Pour l’édition 2023, avez-vous réussi le pari de faire acheter des billets à des personnes qui ne vont pas d’habitude en festival ?
Les codes postaux des commandes nous l’ont confirmé, mais on l’a surtout ressenti à travers les commentaires sous nos publications. Par exemple, quand on a partagé le line up et la division entre les différentes scènes, plein de personnes demandaient pourquoi il y avait des artistes en même temps que d’autres, et comment être partout à la fois. On ressentait, lorsqu’on ne nous le disait pas frontalement, que c’était le premier de beaucoup de jeunes. L’année dernière, c’était à Choisy-le-Roi, dans le 94, et 70 % des acteurs du festival venaient du Val-de-Marne : les associations, les bénévoles, la production, la nourriture…
Comment s’assurer que les billets ne soient pas raflés par les habitué·e·s des festivals ?
Tu ne peux pas sélectionner. La programmation parle à beaucoup de monde. Cette année, on est en mesure d’accueillir 23 000 personnes par jour. Yardland ne ferme ses portes à personne, c’est aussi important qu’il parle à tout le monde.
L’associatif, pôle majeur de la vie en banlieue, est aussi mis en avant. C’était important pour vous ?
C’est le cœur du festival. Il y a un espace au centre de l’Hippodrome qui regroupe une quinzaine d’associations. Toutes vont pouvoir faire de la sensibilisation sur leur sujet de prédilection comme elles le souhaitent. Elles ne paient pas leur emplacement, et elles reçoivent chacune des invitations qu'elles pourront distribuer aux personnes proches de leur cause. On participe aussi à les faire grandir, en les aidant sur la communication, à produire des contenus… L’année dernière, toute l’équipe de l’Alésia FC, partenaire de Yard, a été invitée ainsi que tous les gagnants de la CAN du 18e arrondissement. C’est important pour nous qu’ils vivent l’expérience. On sait qu’ils n’auraient pas pris de billets sans ça.