La taxe streaming, reflet d’un fossé entre le rap et les institutions

Habitué à ne pas emprunter les sentiers battus, le rap s’est construit en marge des institutions établies et traditionnelles, peu familières des codes du hip-hop. CNM, Sacem, SPPF… dans ces instances, on peine toujours à trouver des représentant·e·s issu·e·s du genre avec des fonctions à responsabilité et lors des prises de décision. Un fossé pénalisant alors que le rap est la musique la plus streamée en France et que ses intérêts en pâtissent. Des enjeux mis en lumière par la fameuse taxe jugée « anti-rap », illustration notable d’un ressenti bien ancré : le rap n’est jamais invité à la table des débats.

 

Taxe anti-rap ou pas anti-rap ? La polémique a fait rage en ce début d’année 2024 entre désinformation et réappropriation. Entrée en vigueur le 1er janvier dernier, la taxe sur les revenus des plateformes de streaming musical, dite « taxe streaming », cherche à financer les missions du Centre national de la musique (CNM). Et si le rap est aujourd’hui le genre musical le plus streamé en France avec 30 milliards d’écoutes en 2022, certain·e·s ont regretté que cette mesure puisse viser spécifiquement l’économie du genre.

Un faux débat d’après le compositeur et éditeur de musique multi-casquette Shkyd, selon qui associer cette taxe à une mesure anti-rap est « de l’ordre du complotisme ». « Le domaine juridique n’en a que faire des esthétiques, il existe une taxe similaire pour financer le Centre national du cinéma », ajoute-t-il, tout en concédant tout de même que « le CNM n’est pas très fort pour communiquer sur les projets qu’il soutient, y compris les projets rap »

 

Le Centre national de la musique est situé dans le 13e arrondissement de Paris. © Fabien Decombe

 

Pour autant, Béatrice Bonnefoi, productrice de Chilla, Zaho ou encore Tefa, regrette que le rap n’ait « pas été inclus dans les réflexions ». À l’automne 2022, une consultation sur le financement de la filière avait, en effet, été demandée par celle qui était alors Première ministre, Élisabeth Borne, et menée par le sénateur Julien Bargeton. Étonné de ne voir qu’un seul acteur du rap dans la liste des interrogé·e·s, Shkyd avait insisté pour rencontrer le parlementaire qui s’était défendu de « ne pas avoir de contact dans l’urbain ». Une manière de botter en touche qui symbolise bien l’envergure de la scission entre le rap et les institutions françaises, à laquelle n’échappe pas le CNM, mais également les organismes de gestion collective des auteur·trice·s, interprètes et producteur·trice·s (Sacem, Adami, SPPF…). 

« Si dans ces endroits, où les décisions sont prises, il y avait eu des producteurs de rap, peut-être que cette taxe n’aurait pas été la même », s’interroge Shkyd. Aucun doute que le rap a incontestablement de bonnes relations avec les organismes – la preuve en est qu’il perçoit d’importants revenus de leur part –, mais reste l’épineux problème de la représentation des actrices et acteurs du milieu dans les plus hautes instances de ces institutions.

 

Empêcher l’interdiction des concerts de Médine ?

Également membre de la commission sur la musique à l’image qui distribue des subventions pour la réalisation de clips vidéo, la productrice a constaté, dans cet organe, que ses collègues ont tendance à être frileux·ses lorsqu’il s’agit de traiter des dossiers venus du rap. « Au fur et à mesure des réunions, les discours et les regards commencent à changer, mais il faut être patient. » Béatrice a décidé de s’engager au sein de cette commission après une première expérience à la SPPF (Société civile des producteurs de phonogrammes en France) « pour montrer que, dans le rap également, on a des contrats, une comptabilité, un avocat, des structures... » Shkyd appelle, de son côté, « tous [s]es amis éditeurs, artistes, producteurs » à entamer les démarches pour s’investir au niveau institutionnel afin d’avoir un poids politique. « Normalement, avec un secteur professionnel mieux concentré pour défendre les intérêts de ses travailleurs, interdire les concerts de Médine serait plus complexe par exemple. » Béatrice et Shkyd s’accordent pour souligner le besoin de lobbying, c’est-à-dire d’être assez nombreuses et nombreux pour inciter les politiques culturelles à offrir une meilleure place au rap. 

En parallèle, les deux spécialistes espèrent que le CNM investira davantage dans l’éducation et la formation. « Il faut qu’on forme de meilleurs professionnels pour qu’ils puissent se développer, trouver de meilleures opportunités pour leurs artistes, générer davantage de revenus », précise Shkyd. L’objectif : renouveler les profils de l’industrie musicale, et ainsi diversifier ses représentant·e·s à l’échelle politique. « On a perdu des années à éloigner cette musique de la politique. Ce n’est pas de la politique partisane mais de la politique culturelle. »

Ces ambitions ne sont pourtant pas nouvelles. Béatrice évoque d’anciennes tentatives de fédérer le milieu du rap français pour qu’il défende ses intérêts, tout en se félicitant de voir des jeunes s’organiser de leur propre chef, s’autoproduire et monter des dossiers de subvention solides. « Je parle beaucoup avec l’ancienne génération et ils regrettent de ne pas avoir pu transmettre », confesse-t-elle. Un manque auquel essaie de remédier Fédérap, une initiative lancée en juin 2023. 

 

Fédérap, la fédération du rap : par le rap, pour le rap 

« Le premier et seul groupement des professionnels du rap en France. » C’est ainsi que Leila Bellot, coordinatrice du projet, présente Fédérap, la fédération du rap. La structure a pour objectif de jouer le médiateur entre les professionnel·le·s du secteur et les institutions, et de « servir de relais pour défendre des intérêts, sans que chacun se fasse des reproches ». La trentaine d’adhérentes et adhérents actuel·le·s, dont fait partie le tremplin Rappeuses en liberté, ont accès à des ateliers, à un soutien juridique et à un service de veille regroupant notamment des appels à projets et des dispositifs d’aides financières. Leila l’affirme : « Comprendre les subventions, la politique, c’est un travail à plein temps. » C’est pourquoi la transmission se fait aussi via des formations comme celle sur la prévention des VHSS (violences et harcèlement sexistes et sexuels), nécessaire pour obtenir des subventions du CNM. 

 

Le Centre national de la musique met à disposition des offres de subvention. © Droits réservés

 

Quant à Béatrice, elle voit en Fédérap le moyen essentiel d’« échanger avec ceux qui n’ont pas voulu de nous au départ » et de « casser les préjugés sur le rap comme sur les institutions ». Pour cela, les fondatrices et fondateurs ont élu en tant que présidente Anne-Valérie Atlan, ancienne rédactrice en chef du magazine Radikal et organisatrice de la tournée L’âge d’or du rap français. Elle incarne le projet auprès du secteur et fait le pont entre les générations. 

Shkyd, lui, fait le parallèle entre Fédérap et la cérémonie des Flammes organisée par Yard et Booska-P, « des sociétés concurrentes qui se sont réunies pour représenter cette musique ». Unanimes, Shkyd, Leila et Béatrice le savent, fédérer nécessite de mettre de côté ses ambitions personnelles pour installer le rap à long terme dans le paysage des esthétiques musicales.

 

Retrouve cet article dans le numéro 7 de Mosaïque. Disponible dès maintenant.

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